Psychothérapeute et docteur en psychanalyse, Odile Lesourne vient de publier La Genèse des addictions, sous-titré Essai psychanalytique sur le tabac, l’alcool et les drogues. Son expérience de psychothérapeute à la Salpêtrière l’a confrontée à des alcooliques, fumeurs et toxicomanes qui restaient, d’après ce qu’elle nous en rapporte, silencieux à propos de leur pratique addictive. Face à cette difficulté thérapeutique, l’auteur fait l’hypothèse que l’addiction ne répond pas « aux mêmes règles de fonctionnement que le conflit névrotique » avant de conclure qu’il faut la penser autrement. C’est ainsi qu’elle propose, en plus des trois structures que sont la névrose, la psychose et la perversion, une quatrième structure appelée addiction. Ces « tendances » (addictives) seraient communes à tout le monde et seraient « soit réalisées a minima, soit refoulées ou contre-investies ». Est-ce à dire que nous serions tous sur deux structures à la fois : par exemple, un névrosé ou « normal-névrosé », psychotique ou pervers doublé d’un addict « réalisé a minima« ?
L’addiction comme structure issue du clivage du Moi
Cette hypothèse induirait que les conduites liées à l’addiction auraient une même origine, identifiée par la psychothérapeute comme étant le clivage du Moi. Selon Odile Lesourne, chacune des parties du Moi clivé ignore l’autre, le Surmoi étant alors éjecté de la partie addictive du Moi, donc non pensé, ce qui expliquerait l’incapacité de ses patients à parler de leur addiction. Cela viendrait également expliquer pourquoi les alcooliques, grands fumeurs ou toxicomanes, mettent leur santé en danger alors qu’ils connaissent les conséquences de leur pratique addictive. Dans sa conclusion, l’auteur étend ce clivage du Moi aux autres addictions qu’elle énumère : le jeu, les addictions sexuelles, la boulimie, la cleptomanie, les acheteurs compulsifs et les fanatiques de pratiques sportives. À chaque fois, précise-t-elle, ce sont des addictions engendrant un plaisir corporel, ce qu’elle rattache toujours aux plaisirs corporels liés aux soins prodigués par la mère lors du début de la vie du sujet. En revanche, elle distingue l’anorexie de la boulimie, donc des addictions, précisant qu’ »il n’y a pas chez l’anorexique de plaisir corporel ou directement lié au corps. »
Une étude trop peu attentive aux singularités
Ainsi, ce livre commence par une sociopsychologie des addictions, passant en revue les différents sous-groupes des alcooliques, fumeurs, et toxicomanes tout en reconnaissant que les frontières entre chaque sous-groupe sont ténues. Elle présente les caractéristiques communes à tous les « petits fumeurs », « moyens fumeurs », « grands fumeurs », « buveurs épisodiques », « grands buveurs pseudo-normaux », « buveurs à pathologie mentale grave sous-jacente », « l’itinéraire du grand toxicomane potentiel », etc.
Cette catégorisation s’appuie sur la pratique clinique de l’auteur en milieu hospitalier et non sur une enquête de type sociologique. Elle ne prend pas en considération, entre autres, tous les addicts à l’alcool, au tabac et aux drogues qui ne fréquentent pas, pour diverses raisons, les services de santé. Par conséquent, les conclusions annoncées le sont le plus souvent sans explications, et parfois avec un certain flou. Par exemple, on peut lire que « selon l’environnement familial, selon les bribes d’amour vrai qu’ils ont pu recevoir, les futurs toxicomanes seront plus ou moins atteints. » Ainsi, il y aurait un « amour vrai » dont on peut, éventuellement, ne recevoir que des bribes, et des personnes pas encore addictes, mais « futurs toxicomanes » sans qu’elles le sachent encore.
Odile Lesourne s’attache également à présenter la valeur symbolique des objets des addictions. Ici, on ignore qui parle : le fumeur, le buveur, le drogué ou la psychothérapeute ? Cette question se pose, par exemple, quand on lit que « le fumeur brûle sa mère ou la fait revivre » quand il fume une cigarette. Et, comme chaque fumeur ne se reconnaît probablement pas dans cette interprétation, elle précise de manière péremptoire qu’il s’agit de pensées restées inconscientes, ayant « été écartées du Moi naissant, et les désirs sous-jacents sont restés en attente de réalisation. » Elle complète le tableau du tabagique en écrivant que « chaque cigarette commencée fait renaître le mini-traumatisme et l’excitation qui y est liée », faisant référence au « traumatisme de la naissance, des premières séparations, traumatisme de la différence des sexes, traumatisme de la découverte de la puissance parentale et de l’impuissance du sujet. »
Compte-tenu du fait que, dans les premières pages de son livre, elle précise que les addicts sont plutôt mutiques quant à leur alcoolisme, tabagisme ou toxicomanie, on peut supposer que ces interprétations viennent de la psychothérapeute et non des patients eux-mêmes, tant leur nombre élevé contredit le prétendu silence de ceux-ci. Toujours à propos du tabagisme, elle écrit que « la cigarette n’est pas seulement l’autre de l’enfance mère et/ou père donnant la vie, présente, réchauffante, apaisante, complice, consolatrice. Elle est aussi la mère frustrante qui ne se donne qu’à moitié, qui ne comble jamais le désir, qui fait du mal en punissant, qui « trompe » en ayant une vie secrète. Pour toutes ces raisons, la cigarette représente la mère qu’on désire agresser, punir de ce qu’elle fait souffrir… » Concernant l’alcoolisme, elle note que « l’enfance de ces futures femmes [« grandes alcooliques »] les confirme dans l’idée qu’il aurait mieux valu naître garçon car ceux-ci ont un bien meilleur accès à leur mère qu’elles-mêmes. »
Nous sommes loin ici d’une clinique qui prendrait en compte la singularité du sujet avec ce qu’il peut amener d’inattendu, quitte à dérouter quelque peu celui qui l’écoute. Au contraire, il y a une démarche d’uniformisation des patients, une volonté de faire entrer dans la même case du clivage du Moi tous les consommateurs d’alcool, de cigarettes et de drogues. On a l’étrange impression que la psychothérapeute sait déjà ce qu’elle veut trouver chez le patient avant même qu’il n’ait commencé à parler : il y a eu une mauvaise mère et un clivage du Moi. C’est l’effet que produisent toutes ces interprétations qui sont bien souvent surprenantes, comme celles déjà citées sur les fumeurs, ou encore cette dernière à propos des alcooliques : « tous les alcooliques ont été « trompés » par leur mère dans un deuxième temps, après avoir enregistré de sa part, dans les tout premiers temps, un regard incompréhensible et ambigu sur leur sexe. »
Cet ouvrage est donc construit à partir d’une incompréhension clinique de l’alcoolisme, du tabagisme et des toxicomanies. Face au silence de ses patients, Odile Lesourne suppose que ces conduites addictives forment une quatrième structure, celle des addictions ayant pour cause le clivage du Moi. Or, plutôt que de permettre un questionnement clinique en proposant des pistes de réflexion qui s’appuieraient sur des cas cliniques variés, permettant de se laisser surprendre par les témoignages individuels de personnes reçues en consultation, cet ouvrage propose des interprétations qui s’enracinent davantage dans une psychologie du Moi, délivrant des standards interprétatifs applicables à tous les fumeurs, alcooliques et drogués, quasiment sans distinctions. Cela semble éloigné de la psychanalyse telle qu’on peut la lire chez Freud suivant pas à pas la singularité de ses patients. Les nombreuses interprétations donnent la sensation de nous éloigner des cas cliniques et de fermer le questionnement qui s’élabore au début de la lecture de l’ouvrage.
Enfin, on relève dans ce livre plusieurs cas de guérison de l’alcoolisme, obtenue non pas à la suite de la psychothérapie, mais grâce aux « Alcooliques anonymes ». Puisqu’il n’y a pas de récits détaillés de psychothérapie ayant mené jusqu’à la guérison, ce qui ne signifie nullement qu’il n’y en a pas eus dans l’expérience clinique de l’auteur, on peut néanmoins s’interroger sur les conséquences cliniques de l’approche des addictions par l’invention d’une structure addictive issue du clivage du Moi.
http://www.nonfiction.fr/article-151-lapproche_freudienne_des_addictions.htm
nonfiction.fr, le portail des livres et des idées, a, comme prévu, été lancé lundi 1er octobre à 20h30. Il s’agit d’un nouveau média, indépendant, sur le modèle de la New York Review of Books. Son ambition est de couvrir l’actualité intellectuelle par la production collaborative de critiques de livres et d’articles, par des vidéos et des interviews, et d’opérer un décryptage des nouvelles idées sur le web.
nonfiction.fr vise à renouer avec un journalisme intellectuel de qualité, à donner la parole à une nouvelle génération de chercheurs et d’auteurs, à contribuer au débat politique, à promouvoir et valoriser les livres de « non fiction » – essais, documents, ouvrages de sciences sociales, biographies, qu’ils soient français ou étrangers.
Une équipe de près de 300 rédacteurs, critiques et collaborateurs, a été rendue publique. Près de 100 articles sont d’ores et déjà accessibles en ligne. Après une « homepage » consacrée à une critique sévère et en avant-première du nouvel essai sur la gauche de Bernard-Henri Lévy, la « une » du site sera consacrée ce jeudi à Barack Obama. Plus de 2.800 internautes s’était déjà pré-abonnés à la newsletter, avant même le lancement du site et plus de 15.000 ont visité le site (visites uniques) chaque jour depuis mardi.
nonfiction.fr est animé par un collectif de chercheurs, de journalistes, de militants associatifs, de syndicalistes, de chefs d’entreprises et de créateurs de sites Internet. AlloCiné, la FNAC, Vodeo, le Nouvel Observateur et Yahoo! sont les partenaires pour le lancement du site.