Objet inconscient de la voix, la perte, le savoir et le corps

La voix, ses troubles chez les enseignants

 

INSTITUT NATIONAL DE LA SANTE ET DE LA RECHERCHE MEDICALE (France)

Paris; Institut national de la santé et de la recherche médicale;2006;344 pages
(Expertises collectives)

Cet ouvrage présente les travaux du groupe d’experts réunis par l’Inserm dans le cadre de la procédure d’expertise collective, pour répondre à la demande de la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN) concernant la voix et ses troubles chez les enseignants. Ce travail s’appuie sur les données scientifiques disponibles en date du deuxième semestre 2005. Environ 570 articles ont constitué la base documentaire de cette expertise. Le rapport analyse les mécanismes physiques et physiologiques de la voix, les pathologies associées à l’usage professionnel de la voix, présente les données épidémiologiques et les traitements de ces pathologies.

La contribution de Paul-Laurent Assoun

« Un enseignant perd la voix ». Voici un énoncé qui vaut comme un constat – il arrive en effet à ces « professionnels de la voix » d’en voir la profération altérée, voire compromise – mais aussi bien comme une conjoncture qui mérite l’examen, voire le phrasé d’une formation symptomatique ou fantasmatique. Quel lien y-a-t-il entre la voix et l’enseignant, qui engage son désir propre d’« enseigner » et les déboires de ce que l’on appelle son « organe » ?

C’est en ce point que la référence au « savoir de l’inconscient » est requise. Comment caractériser l’apport de la psychanalyse à cette question de la voix pour mieux y situer les enjeux de cette question particulière, soit la conjoncture de la voix enseignante ? Car la voix enseigne sur l’inconscient, ce dont nous avons présenté ailleurs les attendus (Assoun, 2001) sur lesquels nous nous appuierons ici.

La voix au risque de la perte

Ceux que l’on appelle « professionnels de la voix », terme bien imprudent, car faire profession de sa voix est bien présomptueux, compte tenu de ce que la voix, on va voir pourquoi, ne se « possède pas », et ceux qui en font un usage vital et quotidien – les chanteurs et les enseignants, mais aussi les hommes politiques, les avocats – sont aussi ceux qui vivent dans la crainte larvée de la perdre ou de la voir endommagée. Faire profession de sa voix expose à un danger, « risque du métier », celui de la voir se dérober à son usage. Que vaut un chanteur inapte aux concerts, un avocat incapable de mener sa plaidoirie ou un politique en panne de discours ? La panne de voix met au chômage. Mais en ces moments, se révèle, avec les déboires de la profération, que l’on avait tort de se croire propriétaire de « sa » voix. Que doit-elle être pour qu’on puisse la « perdre » ?

Pour mesurer le sens de cet événement, il nous faut d’abord fixer cet objet « voix » – en ses coordonnées acoustiques et physiologiques – et ce que la psychanalyse peut apporter à son intelligibilité, par la prise en compte de sa fonction inconsciente.

La voix est une réalité sonore, définie à travers les paramètres du timbre, de la hauteur et de l’intensité. Une voix est timbrée : c’est là son élément qualitatif, le « son laryngé fondamental » et la « couleur vocalique » qui la fait reconnaître. Sa hauteur détermine son degré de « grave » ou « aigu », selon la fréquence d’ouverture/fermeture de la glotte : elle est mesurable (en hertzs). Reste l’intensité, soit l’amplitude, qui est également quantifiable (en décibels), ce qui rappelle que la voix est aussi du bruit.

Cette réalité sonore est dotée d’un organe : la voix est enracinée dans la mécanique organique et obéit à un mécanisme physico-physiologique. Pas de voix sans larynx, sans glotte, « cordes vocales » qui vibrent, ce que leur découvreur Antoine Ferrein (1741) désigne joliment comme les « lèvres de la glotte ». Pas de voix sans la soufflerie pulmonaire : ouverture du larynx, dilatation de la glotte. La voix est donc liée à la respiration même. Encore faut-il que la voix remonte dans ces caisses de résonance, ce que l’on appelle le « tube additionnel » (sous-glottique, buccal, cavum, fosses nasales) avant de se faire entendre.La voix, ancrée dans cette machinerie complexe, est le produit de cette distillation.

Le sujet et sa voix : le corps et la langue

Que montre la psychanalyse, de nouveau et au fond de déroutant ? La voix est, selon l’expression de Lacan, ce qui approche le plus de « l’expérience de l’inconscient » (Lacan, 1966). La réalité sonore, si importante soit-elle, dissimule ce qui se joue, par et audelà d’elle, soit l’opération pulsionnelle qu’elle soutient. Qu’est-ce à dire ? Dans quel rapport suis-je à ma voix ? Ma voix, c’est « moi », soit ma place dans le circuit pulsionnel. Par où il faut entendre cette dimension du Trieb, de cette poussée psychique qui a son origine dans la « zone somatique » et cherche à se satisfaire au moyen d’un objet, trouvé au décours de l’évolution libidinale.

D’une part, la voix est ce qui est le représentant le plus intime du sujet, la condition corporelle de la profération. C’est ce qui est à la frontière du corps et de la langue. D’autre part, elle renvoie à une altérité dont le locuteur a la révélation, quand il l’entend de l’extérieur (par exemple, sur un magnétophone), souvent surpris d’avoir à s’entendre parler à travers ses inflexions, sa prosodie, son timbre, ses variations de hauteur et d’intensité. La voix pointe donc une altérité intime au coeur du sujet. Comme si c’était l’autre qui parlait, quand je « donne de la voix ».

Si la voix est physiquement impossible sans le corps, elle est aussi hors-corps, dans la mesure où on peut désigner comme « voix » tout ce qui réalise une opération d’appel à l’autre : ainsi de « la voix » d’un texte. La voix vient de la glotte, certes, mais elle n’y séjourne pas. La preuve : elle peut manquer à l’appel. C’est en ce sens que le symptôme peut constituer un moment de vérité de la fonction inconsciente de la voix.

Le sujet a-phone

L’aphonie consomme un divorce ponctuel et critique entre le sujet et sa voix (phonè) puisque le sujet se sépare alors pour un temps de sa voix… à moins que sa voix ne fasse une fugue, qui fait qu’elle abandonne le lieu où elle est censée séjourner.

La glotte est cette grotte dans laquelle le sujet pense que sa voix séjourne, creux dont il peut l’extraire à son gré selon ses besoins. Or, voilà qu’elle s’échappe. Où est-elle pendant ce temps où le larynx se trouve insonorisé ?

Ce que révèle la clinique analytique est en fait le moment où le locuteur se sépare de cet objet au moyen duquel il entre en rapport non seulement avec les autres mais avec l’instance de l’Autre, soit cette dimension symbolique, ce code fondamental caractérisable comme « trésor des signifiants » (Assoun, 2003). L’examen clinique de l’aphonie (Assoun, 2001) surgit comme réaction physique à la perte de l’objet pulsionnel.

La clinique de l’hystérie, par exemple sur le « cas Dora », a permis à Freud de montrer que l’aphonie a une condition symbolique qui est qu’un objet aimé, fût-ce à son insu, soit l’objet d’un conflit et manque à l’appel. Traumatisme inaudible qui le laisse sans voix. C’est cette dé-symbolisation qui fait retour sur le corps et « débranche » le circuit vocal. La voix est ainsi au centre d’un circuit pulsionnel. Voilà donc émerger l’« objet inconscient » : « voix ». Celui-ci est pris dans la mécanique pulsionnelle et la dialectique de la « relation d’objet ». Freud en marquait l’importance métapsychologique en soulignant la dimension acoustique des « représentations de chose » (Assoun, 1993) et du surmoi, « l’influence critique des parents » étant « médiée par les voix ». On peut parler d’un être vocal du surmoi (Freud, 1933), qui procède de « l’entendu » (Freud, 1923). Lacan, surenchérissant sur Freud, parle d’objet de la voix et de « pulsion invocante » (Lacan, 1966). Il la situe du côté du « désir de l’Autre », expression que nous allons chercher à rendre tangible par la référence clinique à la pathologie vocale.

Quand je « donne de la voix », je l’offre à l’autre ; disons, d’abord à mon interlocuteur, parfois à mon public (c’est là sa fonction sociale). Mais ce faisant, elle mobilise l’Autre, dans la mesure où elle est in-vocation (c’est là sa fonction symbolique). Tel est le circuit pulsionnel qui s’organise.

Habituellement, la fonction symbolique s’efface derrière la fonction sociale. C’est justement au moment de l’éclosion symptomatique qu’apparaît un « raté » de la fonction de communication et que se révèle par là-même l’opération inconsciente sous-jacente. On peut l’illustrer à travers le culte de la Diva. Ce que l’on appelle Diva est une Voix déguisée en femme. Elle est un médium entre le corps de ceux que l’on appelle « mélomanes » et l’Autre dont ils attendent et entendent les mélopées à travers elle. La Diva a donc une fonction sociale, mais se faisant objet pour l’autre (son public), elle cherche à é-mouvoir l’Autre, à inscrire un effet dans l’Autre. Voix « divine » qui produit le formidable affect en retour dans le transfert entre elle et ses autres. Le moment de l’ovation marque l’accusé de réception de l’effet de jouissance inscrit dans l’Autre et auquel participe la communauté formée grâce à ce montage. Les applaudissements marquent la rentrée du grand Autre sur la scène, attestant que la voix de l’orateur ou du chanteur a touché juste les corps. Les mélomanes, ces « maniaques du chant » (melos), le savent car ils jouissent d’une voix qui fait incantation à l’Autre ; ils en attendent une « plus-value » (Assoun, 2003) de jouissance.

Gloire à la Diva si elle accomplit sa mission, malheur à elle si elle y défaille. Pas question de tolérer d’elle qu’elle ait quelque chat dans la gorge, qu’elle fasse un « couac » ou que la pureté cristalline de sa voix s’altère… Alors le mélomane veut la mort de la Diva, parce qu’elle a déçu l’attente éveillée et « troué » l’Autre au lieu d’en fournir la jouissance. Il se confirme alors que son corps ne faisait que soutenir le rapport à un « hors-corps ».

Lieux inconscients de la pathologie vocale

Ce détour par cette situation exemplaire permet d’avancer une hypothèse de portée structurelle.La pathologie vocale touche les professions qui se servent électivement de leur organe phonatoire. C’est là un truisme. On peut donc, dans une perspective « fonctionnaliste », examiner l’anatomie et la fonction. Mais si l’on a pris la mesure de la dimension pulsionnelle, si l’on comprend que le sujet n’est pas que machine psycho-organique, ou plutôt que celle-ci actionne, en même temps qu’une fonction, une fabrique de jouissance inconsciente, on voit s’ouvrir une dimension majeure sans laquelle la pathologie vocale demeure inintelligible. Le rapport entre corps et symptôme montre que le lieu de défaillance est aussi celui de la jouissance et que l’« inhibition », qui fait que l’organe se refuse à son exécution, signe simultanément une « montée de l’érogénéité » de l’organe (Freud, 1926). Si l’organe perd alors sa performance organique, c’est paradoxalement que s’y accomplit une jouissance. Le « moins pouvoir » se double d’un excès de jouissance auto-érotique. Ainsi un larynx aphone jouit-il tout seul…

La voix est l’un de ces objets privilégiés par lequel le sujet vit – en sa vie psychique inconsciente – sa passion, ce que l’on peut appeler « Passion de la castration » (Assoun, 2001). Ne nous laissons pas effrayer par cette catégorie, car elle ouvre sur une question des plus concrètes : le sujet s’articule autour d’un objet « cause de désir » et cherche dans le corps des relais de cette passion.

Dans le cas d’une séparation amoureuse, il arrive que le sujet perde la voix.

Non seulement il se sent abandonné, en ce sens qu’une partie attachée pulsionnellement à l’autre se détache de lui, mais encore il expérimente douloureusement la castration, soit la déprivation phallique dont la « possession » de l’objet désiré et aimé le préservait tant qu’il était là. On trouve ici la dimension la plus déterminante et la plus cachée : celle de l’objet pur de la perte, ce qui se réfère à la dimension de la « castration ».

Il y a un principe du locuteur et de la locution un « inélocutionable ». Disons-le de façon plus visible : quand sa pulsion in-vocante retombe sur lui, sur son corps parlant, la glotte du locuteur tourne à vide. Paradoxalement, c’est en cette occasion que l’objet-cause de désir se met à exister, à briller… par et de son absence.

L’intransmissible et sa voix

On voit les perspectives que cela ouvre sur le moment révélateur de l’aphonie de l’enseignant.

Que veut un enseignant, entendons celui qui se tient dans son acte de parole et adhère à sa fonction ? On peut dire qu’il veut intéresser l’autre afin d’accomplir sa tâche de façon satisfaisante. Mais cela ne dit rien sur le désir en jeu et en acte. Quel est le fantasme qui, au-delà de la singularité des configurations subjectives, soutient sa « profession » ? C’est celle de transmettre quelque chose de son savoir, entendons de l’objet-cause de son désir, soit d’intéresser l’autre à son désir d’enseigner. Il le fait en actant un savoir au moyen d’une parole qui doit atteindre l’autre, l’affecter corporellement et ce faisant – dans les termes du fantasme – lui ouvrir la jouissance de l’Autre, en sa version de savoir. Faute de quoi le circuit pulsionnel tournerait à vide, le wagon revenant vide à sa station de départ.

On sait que l’enseignant doit parler beaucoup, longtemps, de façon réitérative et insistante, re-dire inlassablement et maintenir, au moyen de la voix, le contact avec « l’esprit-corps », la « psyché-soma » des « enseignés ». Cela comporte fréquemment un forcing de la voix. Mais la voix ne s’use pas seulement parce que l’on s’en sert. Ainsi, un enseignant dont les enseignés ne veulent pas de la parole viennent humilier son objet. La perte de voix signe ce moment mélancolique. Le sujet alors se sépare, il « boude » en quelque sorte. Sa voix le snobe. Bref, il s’agit d’un « chagrin d’amour », d’un sinistre du transfert en même temps qu’un repli narcissique. On comprend en quoi « On (« un enseignant ») perd la voix » prend sa dimension d’être déchiffrable comme la mise en acte d’un phrasé fantasmatique, au coeur même du symptôme produit. Freud situait l’éducation du côté des « métiers impossibles », avec la politique et l’analyse, dans la mesure où « on peut être sûr d’avance du caractère insuffisant du résultat » escompté et espéré (Freud, 1937). C’est aussi le désir dont on est « incurable », alors même qu’il déçoit à des degrés divers chroniquement, se confrontant au désir ambivalent de l’enseigné. Que ce métier soit « impossible » (unmöglich ) en confirme la « vocation ». Là où l’analyste silencieux fait usage parcimonieusement de sa voix, le politique et l’éducateur-enseignant en font un usage déterminant. Le propre de ce dernier est de s’engager dans cette « pulsion de savoir » si puissante. L’a-phonie, en ses diverses et subtiles modalités, marque en quelque sorte cet aveu de l’inenseignable en forme de « haut-le-corps ». Preuve que la parole se produit en quelque sorte sur fond d’aphonie. Ce qui en fait le caractère poignant et passionnel…

Paul-Laurent Assoun

Professeur à l’Université Paris-7 Diderot

 

BIBLIOGRAPHIE

ASSOUN PL. Introduction à la métapsychologie freudienne. Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1993

ASSOUN PL. Le regard et la voix. Leçons de psychanalyse, 2e éd. Anthropos/Economica, Paris, 2001

ASSOUN PL. Lacan. Collection Que sais-je ? Presses Universitaires de France, 2003 15. Membre de l’équipe d’accueil « Psychanalyse et pratiques sociales » à l’Université Paris-7/CNRS, responsable de la spécialité master recherche « Cliniques du corps et anthropologie psychanalytique », psychanalyste


COMMUNICATIONS

Objet inconscient de la voix, la perte, le savoir et le corps

ASSOUN PL. Corps et symptôme. Tome 2 Leçons de psychanalyse, Economica, 2004

FREUD S. Le moi et le ça (1922/1923). Trad 1. In : Essais de psychanalyse.

LAPLANCHE J (ed). Payot, Paris, 1981, trad 2. In : OEuvres complètes, XVI, Presses

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FREUD S. Inhibition, symptôme et angoisse (1925/1926). DORON J, DORON R (trad).

Paris, Presses Universitaires de France, 1993. In : OEuvres complètes, XVII, Presses Universitaires de France, Paris, 1992

FREUD S. Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933). ZEITLIN RM (trad). Gallimard, Paris, 1984

FREUD S. L’analyse avec fin et l’analyse sans fin (1937). In : Résultats, idées, problèmes. ALTOUNIAN J, BOURGUIGNON A, COTET P, RAUZY A (trad.). II, Presses Universitaires de France, Paris, 1985

LACAN J. Le Séminaire XI (1963-1964). Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Point Seuil, 1966

 

 

Le rapport de l’INSERM en ligne