Ethnopsychiatrie haïtienne : un modèle possible

 

 

— par Frantz Raphaël, MD (1) —

C’est tout le peuple qui déplore de jour en jour la détérioration de la qualité de vie de la famille haïtienne. Des chercheurs, des praticiens, des analystes se penchent de plus en plus sur toutes les dimensions du drame social haïtien. L’auteur de ce texte, ethnopsychiatre, pense que plus que jamais la prise en charge de la santé mentale du pays, de la santé mentale de chacun en particulier devient une priorité. Il a participé au colloque : Haïti-Québec-Canada : vers un partenariat en santé mentale (Montréal, 24-25 avril 2008). La réalisation de ce colloque est une importante contribution à l’exploration du thème de la santé mentale des Haïtiens aussi bien en diaspora qu’en Haïti. Le docteur Raphaël a choisi d’aborder le sujet de l’ethnopsychiatrie comme une façon de s’assurer de l’adéquation des soins en santé mentale, tenant compte de la pluralité culturelle trop souvent négligée dans le pays. Nous publions en trois parties de larges extraits de sa communication au colloque de Montréal.

Cette contribution se fera par l’apport d’un modèle expérimenté ailleurs, en France, au Québec, mais qui sera appliqué en tenant compte de la réalité du pays. Actuellement, les services accordés sont très limités, les ressources professionnelles dérisoires: 15 psychiatres, une cinquantaine de psychologues, un nombre insignifiant de travailleurs sociaux…pour huit mil lions d’habitants. Il est évident que l’État haïtien a de la difficulté à répartir et à équiper les institutions de santé publique. Si l’on pense donner des soins appropriés à tous sans distinction il faut envisager de nouvelles visions, de nouvelles façons de faire. Cependant, il ne faut pas attendre que toutes les conditions soient présentes pour travailler pour le changement.

 La paupérisation économique, les carences socio-affectives et culturelles sont sans conteste à la base de certains comportements qui relèvent de la psychopathologie non intégrée dans les pratiques cliniques. Certains troubles mentaux, la consommation abusive de boissons alcoolisées, de drogues, sont très peu abordés en termes de qualité de vie qui doit être prise en charge par des organismes de santé ou des organisations communautaires. Entre autres, l’état affamé de certains jeunes écoliers qui n’arrivent plus à se concentrer après un certain temps d’étude, l’impatience des enseignants envers leurs élèves, irrités par leur vécu personnel, la violence conjugale, un état d’esprit quasi permanent dans certaines familles, sont autant de manifestations qui décrivent cette pauvreté.

De plus, la migration accélérée des populations rurales vers les grandes villes constitue un élément déstabilisateur important tant pour les familles qui demeurent à la campagne que pour celles qui rejoignent les villes. En effet, les « Lakou » se vident, disparaissent entraînant pour ceux qui y restent une baisse de l’entraide économique, du spirituel, de l’éducatif en termes de transmission culturelle. Et, l’arrivée massive des populations des campagnes dans les villes amène la création de bidonvilles. Les familles se retrouvent dans l’entre deux : Milieu rural/milieu urbain, confrontées ainsi à des problèmes de santé mentale dus au chômage, à la discrimination, à l’itinérance, à l’exposition des jeunes à la drogue, à la prostitution, aux gangs, à des grossesses précoces, au Sida…

Le mode d’expression culturelle de la symptomatologie dans certaines situations rend parfois difficile la distinction entre la normalité liée à la culture et la pathologie, même pour les intervenants haïtiens.

« Quand les loas parlent, il ne s’agit pas d’hallucination, ni de délire.»

Ainsi, les maladies mentales, « maladi moun fou » d’hier, aujourd’hui maladie dépressive, psychose, maladie affective bipolaire, syndrome de stress posttraumatique… demeurent un casse-tête pour la médecine classique occidentale dans le pays.

Cette réalité vécue en terre étrangère nous a incités à mettre en place avec d’autres collaborateurs la Clinique Transculturelle de l’hôpital Jean-Talon en 1993, par la suite, en 2000, les Consultations en Ethnothérapie et en Santé Mentale (CESAME) au CLSC St-Michel, et à la Clinique de Pédiatrie transculturelle à l’Hôpital Maisonneuve- Rosemont.

Nous avons compris qu’il y a des Haïtiens qui expriment leur souffrance, leur symptomatologie selon deux modèles différents. Ainsi, le biculturalisme du peuple haïtien a une place importante dans toute intervention où l’origine haïtienne est présente. …

Notre objectif, aujourd’hui, est d’amener les intervenants sur les lieux à envisager la possibilité d’une pratique en psychiatrie et en santé mentale selon une vision intégrative à savoir : La cohabitation entre la médecine créole et la médecine occidentale dans les interventions cliniques.

La référence de Collomb qui a intégré, sans succès, un Service de médecine traditionnelle dans un hôpital de pratique médicale à l’occidentale, au Sénégal, est connue.

À Bamako, au Mali, l’équipe de Jean-Pierre Coudray a fait le choix d’organiser la « trajectoire thérapeutique» du malade entre les deux systèmes, dans un va-et-vient aussi bien référentiel que physique, avec l’aide des tradipraticiens.

Actuellement, en Haïti, les patients recourent aux deux systèmes ou à un seul selon la rigidité de leur croyance, dans les familles protestantes par exemple. Si les hougans/manbos réfèrent facilement à la médecine occidentale, l’inverse est plutôt rare. Il y a dans les faits, trois modèles de soins en santé mentale que nous allons développer. D’une part, la médecine créole avec les pratiques vaudouesques qui rejoint la masse populaire rurale et des bidonvilles.

D’autre part, la médecine occidentale pratiquée dans les institutions publiques et dans les cliniques privées, perçue comme étant la médecine des riches.

En troisième lieu, un modèle assez courant, que l’on pourrait nommer psychiatrie transculturelle qui consiste à utiliser les croyances populaires pour faire accepter le traitement occidental. Les psychiatres, Jeanne Philippe et Legrand Bijoux l’ont clairement verbalisé dans les entrevues réalisées par le professeur Yves Lecomte et moi au mois de novembre 2007.

La médecine créole et le vaudou

Le modèle d’intervention de la médecine créole haïtienne pour résoudre des problématiques mystiques, religieuses ou psychosomatiques a pris origine dans les pratiques du vaudou haïtien pour la grande masse des esclaves d’avant 1804 et pour la quasi-totalité des populations rurales et des bidonvilles d’aujourd’hui.

Alors que, les non-vaudouisants surtout du groupe des occidentalisés ont une vision plutôt folklorique, ésotérique du vaudou quand il n’est pas simplement perçu comme de la barbarie, les adeptes du vaudou, eux, pratiquent le « culte des esprits » qui leur permet d’être en équilibre avec leur environnement visible et invisible. C’est un mode de vie, ils dansent, chantent leurs joies, leurs peines, leurs misères. Ils demandent de la protection, cherchent, entre autres, la guérison, l’amélioration de leurs conditions de vie…Selon Emerson Douyon, (1969), entre les humains et les esprits, « le chantage tient une grande place et fait du vaudou une religion à préoccupation purement utilitaire, essentiellement orientée vers la satisfaction immédiate des besoins primaires de l’existence ». On n’appelle pas Danballah pour rien, on ne lui donne pas à manger pour rien.

Il faut noter que les houngan et les manbo sont des guérisseurs qui ne travaillent pas tous de la même façon. L’un est un spécialiste des problèmes de couple, l’autre développe une expertise dans les règlements de compte à distance, tandis que le bòkò travaille avec les deux mains : Guérisseur de la main droite, Sorcier de la main gauche. Il est capable de faire le bien autant qu’il peut faire le mal.

Parmi les modèles de protection, le Mariage Mystique est courant. Il s’agit d’une véritable cérémonie religieuse entre un adepte et un loa, représenté par un humain chevauché par le loa en question. Les règles du mariage imposées par ce dernier sont les mêmes que dans une union entre deux humains : une chambre nuptiale, fidélité dans le respect des jours qui leur sont consacrés, nécessité de soirées d’amour… Les motifs d’une telle décision peuvent être multiples : protection pour la famille, pour la réussite d’un mariage religieux catholique par exemple, pour la recherche d’emploi…le ou les loa qui servent d’époux ont des redevances envers l’adepte, en retour celui-ci a des rituels à faire pour consolider son mariage avec la divinité. Toute transgression est source de tension psychique alimentant l’angoisse, la peur, et dans certains cas des éléments paranoïdes.

Dans le même ordre d’idée, la notion de Dettes dont le non respect envers les hougans/manbo, les loas, la négligence des ententes faites lors d’une consultation entraînent des conséquences fâcheuses, parfois, échelonnées à travers des générations.

Une autre pratique du vaudou est l’envoûtement. Par exemple, un homme qui veut avoir une femme pour épouse va consulter pour la faire envoûter, la rendre mentalement faible jusqu’à ce qu’elle finisse par céder à ses avances. De même qu’une épouse peut faire envoûter son mari pour avoir plus de pouvoir sur lui. Il devient alors : Un homme mou, sans énergie, qui se laisse dominer… Toutefois, il faut garder à l’esprit qu’il est possible pour le hougan/manbo de réunir deux personnes, mais la suite est imprévisible.

Somme toute, le vaudou est une philosophie de la vie et de la mort, un mode de vie opératoire entre le Visible et le Non-Visible : des rituels, des prières, des demandes sont des activités courantes pour permettre à l’humain de se retrouver ou de se rétablir. Le syncrétisme avec la religion catholique est connu et la présence de Dieu, « Gran Mèt la » est dans toutes les prières, les rituels. La demande de protection à la Vierge peut aussi être à Erzulie pour certaines familles.

À suivre…

(1) Frantz Raphaël est médecin, ethnopsychiatre et co-fondateur de la Clinique transculturelle de l’hôpital Jean-Talon à Montréal.

LE MATIN lundi 2 juin 2008