A une colonisation inédite, il faut inventer une solution inédite

A propos de l’intervention de Jeanne Wiltord au Cénacle

Sandrine Lemaire, agrégée et docteure en Histoire de l’Institut Universitaire Européen de Florence (Italie) a rappelé les deux grands mouvements de déboulonnage de statues survenus en France au moment de la Révolution Française, puis lors de la période d’Occupation par les troupes hitlériennes. Les vagues iconoclasmes interviennent le plus souvent de façon concomitante avec les grandes périodes révolutionnaires. Elle a évoqué les différentes possibilités pour gérer le leg historique des statues. Panneau expliquant le contexte apposé au pied du monument, déplacement dans musée conservatoire, érection d’une autre statue d’un personnage s’étant opposé au personnage, entreposage dans un lieu de défoulement, devraient permettre une contextualisation et éviter « le piège de l’anachronisme ». Chaque option retenue doit faire l’objet d’un choix qui peut être original mais toujours partagé.

.Karfa Sira Diallo, fondateur et président de l’Association Internationale Mémoires et Partages basée à Bordeaux et Dakar avec beaucoup d’emphase en citant Césaire dans son introduction a présenté, avec la sagesse tirée de son expérience française et sénégalaise un ensemble de questionnements autour de la nécessaire historicisation de l’élévation de monument avec ce qu’elle implique de développement des consciences historiques autour de l’esclavage. Il pointe du doigt l’invisibilité relative de la traite arabo-musulmane qui a duré 14 siècles et insiste sur les dimensions protéiformes de l’esclavage. Son intervention est rehaussée des expériences vécues qui sont les siennes en matière d’investissement militant pour mettre en évidence le passé négrier de sa ville de Bordeaux.

Deux jeunes militantes Keycia Virapin-Arnaud, étudiante au Campus Caribéen des Arts et membre du MIR et Alexane Ozier-Lafontaine, qui intervenait à titre personnel, ont avec beaucoup d’émotion fait état de leur engagement et de leur ressenti face à l’inertie des Martiniquais et surtout devant celle des politiciens confrontés au problème soulevé. Il sera rappelé que le seul homme politique à avoir répondu à leur appel était Marcelin Nadeau.

.Puis viendra la riche intervention de Jeanne Wiltord, psychiatre et psychanalyste dont on trouvera ci après une transcription.

.Le débat qui a suivi n’a pas manqué de verser dans les travers habituels, de la prise de parole interminable, du récit de tranche de vie, témoignant encore une fois d’un besoin de dire, d’une parole nécessaire, comme une illustration involontaire du propos de Jeanne Wiltord. Le résumer à cela serait caricatural. L’intensité et la qualité de l’écoute du public très nombreux ce soir là témoignaient d’autre chose, peut-être de la germination d’un désir de résilience… Pour terminer on remarquera l’emploi  généralisé par les intervenants du mot déboulonnage pour les statues de Schoelcher qui, en réalité, ont été détruites  excluant par cet acte tous les autres repositionnements évoqués par Sandrine Lemaire.  Le mot Démolition serait plus vrai. «  »Mal nommer les choses, jugeait Camus, c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité. »écrit Eric Fottorino. ( La citation d’Albert Camus est apocryphe!).

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Ceci est la transcription plus ou moins fidèle de l’intervention de Jeanne Wiltord au Cénacle. Si elle s’écarte parfois dans les mots de ce qui a prononcé, elle essaie de ne pas pas trahir le propos et elle n’engage que son transcripteur. Ce que j’ai entendu de ce qui a été dit. R.S.

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Jeanne Wiltord rappelle tout d’abord que se soumettre à la fonction symbolique du langage dans sa dimension de re-présentation suppose une perte «Il y a quelque chose d’inassimilable par la fonction symbolique du langage » puis repère dans la CER ( Colonisation Esclavagiste Racialisée) la cause du malaise subjectif des Antillais. Il s’agit de trouver les mots que celles et ceux qui réduits à l’esclavage en Afrique, puis déportés aux Antilles ont pu dire dans les deux langues qu’ils ont parlé et qui est la dette que nous avons envers nos ancêtres esclaves. Les travaux des historiens sont nécessaires car ils permettent de faire entendre celles et ceux que le silence de l’histoire a fait mourir une deuxième fois. Ces recherches permettent de mettre en échec les conséquences que la réalité historique de la CER à imposées à la parole et au langage dans la société martiniquaise c-à-d au rapport là où notre dignité d’être humain trouve son fondement. Certains ont pu revendiquer le déboulonnage des statues de Schoelcher comme un acte au sens que lui donne la psychanalyse : un acte vient à la place d’une parole qui ne peut se dire, l’auteur de l’acte n’ayant pu trouver celui à qui l’adresser. Un acte peut aussi survenir lorsque que le destinataire de cette parole n’a pas pu y répondre. Un acte court-circuite la parole et la pensée, mais il pose toujours une question, ce qui nécessite donc une lecture pour restituer en mots ce qui a été agi. Le déboulonnage des statues de Schoelcher adressait-il un message aux générations précédentes qui disait le refus d’une représentation des esclaves en un masse servile et anonyme ? Est-ce une tentative pour inscrire dans l’espace public leurs noms comme si supprimer la représentation de Scholecher était la condition pour faire place aux noms des autres? Cette co-existence impossible dans l’espace public peut faire entendre une rivalité imaginaire qui fonctionne sur le mode : ou toi, ou moi. Une rivalité très habituelle dans les relations sociales aux Antilles et nous savons qu’elle se règle toujours par l’éviction de l’un ou de l’autre..

Qu’indique cette rivalité imaginaire ?

Elle révèle une défaillance d’un élément symbolique qui viendrait en position de tiers pour permettre à ce mode imaginaire de conflit de trouver une autre issue que la casse de l’un ou de l’autre. La problématique du nom est un fil rouge qui renvoie au rapport du nom à la colonisation qui à fondé la société martiniquaise. Si la psychanalyse porte un intérêt particulier au nom ce n’est pas parce qu’il désigne un individu dans la réalité mais parce que le nom propre a une dimension décisive au plan singulier pour assurer l’identification symbolique qui fonde l’humanité. Le symbolique se ramène ici au langage. Nous parlons parce que nous avons accepté de nous soumettre aux lois qui l’organisent. Il existe deux façons de s’identifier pour un être humain. Un mode d’identification symbolique, par le langage donc, qui permet de parler, de soutenir un désir en son nom  sans chercher d’abord à plaire aux autres et un mode imaginaire qu’un individu peut trouver dans un groupe qui rassemble sur le registre du même, qui le soude aux autres à l’image de cette injonction familiale souvent rapportée sur le divan : « Il faut que vous soyez soudés »

Expression d’une éducation qui exige que l’on fasse du même et qui implique justement ne pas parler en son propre nom. Il y a là tout un important travail à faire sur le statut de la parole dans notre société et que j’ai ébauché dans mon dernier livre «  Mais qu’est-ce que c’est donc qu’un Noir » sur le statut de la parole dans notre société et sur les identifications imaginaires qui rassemblent du même. Ce sont ces « Nous, les machins, nous les ci, nous les ça, nous les Blancs, nous les Noirs, etc. » sur lesquels a été fondée la ségrégation de notre société.

Donner un nom symbolique et non pas à partir de ce qui se voit, la couleur de peau, voilà ce que réclament ceux qui ont déboulonné les statues.

Ce qui nous angoisse c’est ce que nous ne pouvons pas nommer. Quand ils sont arrivés ici les colons et les esclaves ont été confrontés à une expérience d’angoisse majeure face à un pays, un environnement qu’ils ne connaissaient pas, sans mot pour le dire. Nommer permet de maîtriser cette angoisse face à l’inconnu, de le rendre familier. Les colons et les populations réduites en esclavage et déportées aux Antilles n’étaient pas dans la même position pour nommer. Les colons parlaient les langues des pays d’où ils venaient et ils étaient en position de pouvoir de donner les noms qui leurs étaient familiers dans leur culture. En témoignent les Sainte-Marie, Sainte-Luce, etc. du calendrier catholique et autres abricots-pays pour les fruits qu’ils découvraient.

Les populations réduites en esclavages étaient privées de leurs langues, de leurs noms, de leurs religions, des rituels que toute société humaine met en place pour accueillir un enfant, le faire passer à l’adolescence puis à l’âge adulte, jusqu’à la mort et tous les autres repères symboliques, qui fondaient leur humanité dans les sociétés africaines.

La CER était porteuse d’un projet de déshumanisation des populations esclavagisées qui inaugurait un mode de nomination, aujourd’hui complètement banal, des êtres qui parlent dans la société des colonies. Les mots communs de la langue française, blanc et noir, sont devenus des signes pour désigner de êtres qui parlent à partir de couleurs de peau complètement imaginaires. Imaginarisés, les colons sont devenus des Blancs et les esclaves sont devenus des Noirs. La valeur des êtres humains, leur dignité d’êtres humains ne tenaient plus à ce qu’ils pouvaient dire mais à ce que l’on pouvait voir d’eux. Les Blancs au sommet d’une échelle de valeurs hiérarchiques et les Noirs tout en bas en position de déchets. Les premières questions d’un femme qui accouche ne sont-elles pas : A-t-il « la peau sauvée », « Est-il bien sorti ». Interrogations qui renvoient à la couleur de la peau.

Une nomination qui privilégie ce que qui se voit de quelqu’un, qui privilégie les différences visibles à partir de différences imaginaires de couleur de peau, est une nomination qui s’établit à partir d’un fonctionnement perverti de la dimension symbolique du langage. C’est le poison que la CER a légué à la société martiniquaise et qui continue de la marquer actuellement. Ce poison qui concerne le privilège qui est accordée à la couleur de la peau pour nommer des êtres qui parlent exerce une violence sur les supports symboliques qui font de nous des êtres humains, qui fondent notre dignité. Cela pose le regard au centre de nos relations humaines avec une double conséquence. D’une part l’image que l’on a de soi est mal assurée et attend sans arrêt le regard d’un autre pour la conforter, et d’autre part la relation aux autres est fortement marquée de suspicion.

Je vais terminer sur la Mémoire qui n’est pas un lieu où sont stockées des informations. Il y a quelque chose de paradoxale dans ce que la psychanalyse peut nous apprendre de la mémoire. La conscience et la mémoire s’excluent. Les connaissances que nous apporte l’histoire ne participent pas de la mémoire au sens psychanalytique mais elles sont nécessaires dans la mesure où elles mettent des mots là où il s’agissait de faire taire. Ce qui fait mémoire est ce qui s’est inscrit dans l’inconscient, et ne peut s’inscrire dans l’inconscient que ce qui a pu être parlé, ce qui a pu être mis en mots. Mettre en mots des évènements douloureux, en parler permet de les symboliser pour en rendre possible un mécanisme inconscient : le refoulement. Refouler ce n’est pas oublier mais inscrire dans le passé, par exemple un deuil, ce qui dans le présent nous empêchait de vivre. Ce qui a été refoulé ne s’oublie pas car il fait retour par des manifestations de langage, dans nos rêves, les lapsus, les oublis de noms. Quand une douleur, une souffrance psychique n’a pas pu se dire, n’a pas pu être parlée, n’a pas pu être apaisée par le refoulement et qu’elle garde dans le présent une virulence active, un autre mécanisme inconscient intervient : le déni.

Mon hypothèse est qu’un fonctionnement perverti de la dimension symbolique du langage, tel qu’il a été institué dans la société coloniale, par le privilège donne à une différence de peau pour nommer des êtres parlants, la mise en place d’un enseignement scolaire où l’accès à la langue française excluait l’histoire coloniale ainsi que la langue créole, parlée par la majorité des enfants dans leurs familles ont participé à l’institution de ce que j’appelle un déni culturellement institué. C’est un mécanisme paradoxal qui nie le réel de la colonisation et de l’esclavage sans avoir pu le symboliser pour permettre de le refouler et d’en constituer la mémoire . Dans la vidéo « La Guadeloupe, une colonie française ? » , un guadeloupéen disait : « Le gros problème c’est que nous n’avons jamais fait le deuil de cette période. » Culturellement institué par l’assimilation intégrale réclamée en 1946 par la départementalisation, le déni a pour conséquence un clivage de la personnalité qui fait coexister deux logiques, hétérogènes et contradictoires. Une fonctionne dans la réalité sociale et l’autre clivée de la précédente concerne le réel de l’esclavage qui n’a pas pu s’inscrire dans des conditions de langage qui auraient permis sa symbolisation et qui de ce fait reste actif. Cette absence de symbolisation de l’eclavage n’autorise ni refoulement ni dialectisation et le fait perdurer comme traumatisme. Les retours non symbolisés de l’esclavage viennent hanter sans arrêt la réalité sociale. L’ancienne Habitation Leyris transformant les anciennes cases d’esclave en chambre d’hôtel, les ossements d’esclaves retrouvés sur  les sables de plages, ou de certaines constructions, un char au Carnaval de Fort-de France en 2018 représentant un bateau négrier avec pour un capitaine coiffé d’un casque colonial qui déclare : « Oui nous allons faire le plein, chercher des esclaves, c’est parce que nous prenons avec humour ce qui s’est passé à cette époque là, et surtout pour ne pas oublier la libération », à cette série si l’on ajoute la reconstitution symbolique, il y a quelques années, en Guadeloupe pour donner sens à ce qui lui arrive. d’une scène d’un marché d’esclaves au cours de la quelle les participants se sont pris au jeu un peu trop sérieusement, on ne peut que constater la permanence d’un traumatisme qui mobilise des sentiments d’amour et de haine impossibles à dire de façon consciente. Le déni et sa conséquence le clivage indiquent le traumatisme d’un être parlant n’ayant pas la capacité symbolique de donner sens à ce qui lui arrive.

Face à une colonisation totalement inédite par rapport à d’autres situations coloniales, à l’Algérie par exemple, pays dans lequel les Algériens étaient chez eux, sur leur terre, avec leurs langues, avec leur système symbolique, ici les esclaves sont arrivés comme des « Migrants nus » selon l’expression de Glissant. Le problème difficile et complexe auquel nous avons à trouver une solution inédite est celui de comment se dégager d’une compulsion de répétition qui fait de nous des êtres humains répétant sans cesse, et à l’identique les épisodes morbides déjà vécus. Il faut se dégager de la perversion des conditions symboliques qui nous a été léguée, ce poison d’un mode de colonisation inédit qui a fondé notre société.

Intervention à Fort-de-France le 23/07/20

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