Julien Cohen-Lacassagne signe aux éditions la Fabrique « Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord ». Il y retrace une histoire longue, loin des mythes diasporiques.
— Entretien réalisé par Rosa Moussaoui —
Vous affirmez, en suivant les thèses de l’historien Shlomo Sand, que le judaïsme originel fut prosélyte. Quels furent, en Afrique du nord, les vecteurs de ces campagnes de conversion ?
Julien Cohen-Lacassagne : Le monothéisme juif dans le bassin méditerranéen s’est heurté au paganisme hellénique puis romain. Cet affrontement religieux et politique fut d’autant plus important que le monothéisme suppose une lutte à mort car il ne peut coexister avec une conception païenne. Le polythéisme est inclusif, il peut agréger sans limites les divinités ou les croyances qu’il rencontre ; le monothéisme est exclusif, prosélyte et idéologiquement conquérant. Les conséquences politiques sont importantes : le monothéisme suppose une centralisation forte qui cimente les communautés de manière plus rigide que le polythéisme.
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Vous parlez d’un culte yahviste judaïsant, un « proto-monothéisme africain ». Comment s’est-il forgé ?
Julien Cohen-Lacassagne : Progressivement émergent des figures divines qui gagnent en importance aux dépens des autres. L’idée d’un Dieu unique a mûri lentement, elle a sa propre histoire qui débute par une cristallisation sur ce qu’on appelle une monolâtrie, autour d’une figure divine principale : Yahvé ou, en Afrique, Baal Hammon et Saturne, à qui sont dédiées des inscriptions puniques du Ier siècle avant notre ère, voire plus anciennes, dans des sanctuaires de Tunisie et d’Algérie. Les influences du judaïsme ancien furent multiples : perses, grecques et africaines. Les systèmes religieux ne naissent pas avec une cohérence immédiate ou définitive. Ils sont le produit de compositions avec les matériaux spirituels et mythologiques préexistants. Les interdits alimentaires se retrouvent par exemple dans des cultes païens de Méditerranée, avant l’entrée dans l’espace sacré du temple. Le monothéisme judaïsant a fait de ces interdits des prescriptions permanentes, ce qui suppose un élargissement du sacré à l’ensemble de l’espace et du temps.
De quelles archives dispose-t-on pour appréhender l’émergence du monothéisme dans cette région ?
Julien Cohen-Lacassagne : Les textes des premiers théoriciens chrétiens et des « Pères de l’Eglise », du IIème au Vème siècle, constituent une source très riche. Comme pour la lettre volée d’Edgar Poe, quasiment tout y est sous nos yeux. De Tertullien à Augustin, ce sont des Africains et ce sont de brillants polémistes qui travaillent à l’endiguement intellectuel d’un judaïsme dont ils craignent la progression auprès des leurs, c’est-à-dire parmi les Berbères. L’autre source c’est Flavius-Josèphe : il faut lire Du Bon usage de la trahison, le beau texte que lui a consacré Pierre Vidal-Naquet en introduction à La Guerre des Juifs pour avoir une idée de la place du prosélytisme juif et des sources qui nous renseignent. Ibn Khaldûn et son Histoire des Berbères ainsi que bien d’autres chroniqueurs arabes fournissent des informations capitales, qu’il faut bien sûr trier et recontextualiser.
Vous évoquez le phénomène de conversions tribales collectives, propre à ancrer un judaïsme punico-berbère rural. Quelles dynamiques politiques ces conversions traduisaient-elles ? Quels usages les chefferies, les pouvoirs monarchiques firent-ils du monothéisme naissant ?
Julien Cohen-Lacassagne : Ici se pose évidemment le problème des sources car on a affaire à des sociétés de tradition orale, même si des épigraphies et stèles témoignent de l’usage de noms sémitiques pour désigner des divinités ou des personnalités. On peut néanmoins dresser quelques hypothèses. J’ai mentionné les vertus centralisatrices du monothéisme. Sa forme judaïsante était facilement appropriable par les Nord-Africains anciens. Elle était locale, échappée depuis Carthage, par vagues successives, entre le IIème siècle avant notre ère et le VIème siècle de notre ère. Elle n’impliquait donc pas une inféodation à une puissance extérieure. Sa liturgie employait une langue – araméen ou hébreu – proche du punique que connaissaient les élites berbères, mais aussi une partie de la paysannerie proche du littoral. Des chefs locaux d’entités politiques éclatées y ont vu un moyen de souder leurs sujets autour d’une souveraineté unique, sur la terre comme au ciel.
Pourquoi le mythe des origines orientales des juifs d’Afrique du nord s’est-il perpétué ?
Julien Cohen-Lacassagne : Un mythe est une idéologie sous une forme narrative, comme peut l’être un film aujourd’hui. Une société forme une « communauté imaginée » qui a besoin de mythes pour construire sa cohérence. L’idée d’un peuple juif en exil depuis la destruction du Temple de Jérusalem en 70 est à la fois une scénarisation du déplacement de l’idée monothéiste juive et un récit d’inspiration chrétienne justifiant l’isolement des juifs dans une « nation » à part.Les juifs d’Afrique du Nord ne furent pas les seuls à se réclamer d’une origine orientale. Les Romains se réclamaient d’une origine troyenne, c’est-à-dire d’Orient, par l’intermédiaire d’Enée. Plus tardivement, l’origine troyenne fut même attribuée aux Francs. L’Orient, pour une grande partie de l’histoire de la Méditerranée et de l’Europe fut synonyme de prestige.
En quoi la colonisation française a-t-elle gommé certaines spécificités du judaïsme nord-africain?
Julien Cohen-Lacassagne : Elle l’a occidentalisé bien sûr. Les juifs du Maghreb constituèrent une sorte de laboratoire de l’assimilation. En Algérie, des rabbins locaux furent remplacés par des rabbins venus de Lorraine, d’Alsace ou de Paris, avant même l’adoption du décret Crémieux. C’est au Maroc que fut ouverte une des premières écoles de l’Alliance Israélite Universelle – qui fut plus française qu’universelle – en 1862. Tout cela a modifié l’imaginaire dominant des Maghrébins juifs, d’où une identification qui s’est déplacée de l’Orient vers un berceau « séfarade », autrement dit espagnol ou ibère, pour l’essentiel tout aussi mythologique mais se rapprochant davantage d’une origine européenne.
Vous utilisez l’image d’un « décret Crémieux historiograhique ». Quelle est la singularité de ce processus de distinction qui a coupé les juifs d’Afrique du nord des sociétés auxquels ils appartenaient ?
Julien Cohen-Lacassagne : De la même manière que le décret Crémieux de 1870 a juridiquement séparé les juifs des « indigènes » d’Algérie, l’historiographie a trop souvent séparé l’histoire des juifs de celle des autres Maghrébins. Je ne compte plus les ouvrages dont les titres évoquent l’histoire des juifs en Afrique du Nord, alors qu’on devrait parler des juifs d’Afrique du Nord. Pour ce qui me concerne, je parle de Nord-Africains ou de Maghrébins juifs. Tout comme les protestants des Cévennes ne vivent pas parmi les Cévenols mais sont Cévenols, les juifs de l’Atlas, du pays chleuh ou du Sahara ne vivaient pas parmi les Berbères, ils étaient Berbères. L’héritage colonial européen n’est pas seul en cause : l’articulation postcoloniale entre le nationalisme sioniste et le nationalisme arabe qui ont pour point commun d’avoir confondu appartenance religieuse et identification nationale, ont creusé cette séparation, provoquant le départ des juifs d’Afrique du Nord.
Vous dites de l’historien qu’il est un artisan agissant sur sa matière. Qu’implique ce parti pris, s’agissant de votre objet d’études, longtemps pris dans les rets de falsifications et d’instrumentalisations aux relents essentialistes ?
Julien Cohen-Lacassagne : Je pense que l’histoire est une forme particulière de mise en récit qui s’appuie, avec le plus d’honnêteté possible, sur des faits ou des évènements identifiables et vérifiables, ça n’en fait pas une science pour autant, d’où ma comparaison avec l’artisanat. Ma perception de l’histoire prend un peu exemple sur un domaine scientifique que d’ailleurs je ne maîtrise pas : je suis partisan d’une histoire « quantique », c’est-à-dire qui tient compte du fait que ses méthodes et ses outils, qui appartiennent au présent, modifient l’objet qu’elle étudie qui, lui, appartient au passé. Le parallèle avec la physique quantique s’arrête là et ne va pas plus loin que la métaphore. Paul Valéry disait que l’histoire n’enseigne rien et qu’elle enivre les peuples. Ce que j’en attends n’est pas d’être rassurante mais qu’elle questionne.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
Source : L’Humanité.fr