— Par Grégoire Mallard, professeur d’anthropologie et de sociologie, Institut de Hautes études internationales et du développement (Genève) —
La résonance du slogan «Black Lives Matter» en France impose d’enseigner aux jeunes générations les rapports entre l’État français et les populations «racisées». Cela permettra de mieux comprendre le sens des mobilisations actuelles au regard de notre passé colonial.
Tribune. Les mobilisations récentes du mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis ont manifestement donné une dimension transnationale et un sens politique renouvelé aux mobilisations françaises contre les violences policières, qu’il faudrait d’ailleurs nommer les «violences d’Etat» comme le propose Didier Fassin, dans la mesure où celles-ci engagent tout un système et une politique qui vont bien au-delà des actes de policiers isolés. On l’a vu sur la place de la République le 13 juin, cette transnationalisation reconfigure le lien entre mouvements sociaux – au premier rang desquels figure le Comité Adama –, partis politiques et monde universitaire. Or cette transnationalisation a fait immédiatement débat.
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Du côté des critiques, des politistes et des éditorialistes de tous bords, du Figaro jusqu’à France Inter – par la voix de Thomas Legrand dans la matinale du 25 juin –, ont critiqué l’amalgame entre les contextes américain et français. Les États-Unis ont une histoire singulière des rapports entre l’Etat et les minorités noires, marquée par la tentative répétée des conservateurs de revenir sur les acquis de l’abolition de l’esclavage, en instituant d’abord la ségrégation, puis la mise en place d’un Etat répressif incarcérant en masse les hommes noirs – ce qui a eu pour effet de les priver à nouveau de leurs droits civiques, dont leur droit de voter.
Mais accuser les manifestants qui reprennent le slogan «Black Lives Matter» de myopie historique a bon dos. La France n’a pas la même histoire certes, mais la République a longtemps associé «ordre républicain» et répression des Musulmans en Algérie, et contrôle policier strict des faits et gestes des sujets noirs, asiatiques et arabes quand ces derniers vivaient en métropole. Les travaux de Fabien Jobard, Abdellali Hajjat, ou d’Emmanuel Blanchard, entre autres, sont là pour nous le rappeler. Les ministres de l’Intérieur de l’entre-deux-guerres ou de l’après-guerre soupçonnaient systématiquement ces sujets racisés d’activités séditieuses parce qu’anticolonialistes, ou «sécessionnistes», selon les mots récents du président de la République, qui sont si chargés d’histoire et à ce titre extrêmement choquants.
Dreyfus-Traoré : contre une justice aux ordres
Les politistes savent bien qu’une transnationalisation des luttes ne se réduit jamais à une importation simple des concepts politiques marqués par des histoires nationales singulières. Par contre, elle produit souvent des effets de sens qui permettent à ces luttes nationales de revenir sur leurs impensés historiques et ainsi ouvrir de nouvelles perspectives. L’affaire Adama, en étant comparée à l’affaire Dreyfus, selon les mots même d’Assa Traoré, a été longtemps pensée dans des termes strictement nationaux et sans référence au contexte américain. Comme pour Dreyfus, le combat porté par le Comité Adama est avant tout un combat contre une justice aux ordres, dont les lenteurs suggèrent qu’elle a pour but d’organiser une omerta et protéger ceux qui sont en charge d’exercer ce que Max Weber a nommé le «monopole de la violence légitime» – tantôt l’armée, tantôt la gendarmerie ou la police. Les avocats de Dreyfus comme les soutiens du Comité Adama dénoncent la spécificité bien française d’un parquet dépendant du pouvoir et soupçonné à ce titre d’entrave à l’éclatement de la vérité judiciaire (en refusant d’entendre des témoins clés ou en reléguant les conclusions de contre-expertise graphologique ou médicale), pour aider le pouvoir à organiser son impunité au mépris des droits humains dont doit jouir chaque citoyen français.
Avant l’apparition de Black Lives Matter, le Comité Adama ne mettait pas autant au centre du débat la question du «racisme systémique» dans les interpellations policières violentes et dans leur traitement par la justice française. Pour rappel, on dit de cette forme de racisme qu’il est systémique parce qu’il fonctionne de façon indépendante aux intentions individuelles des représentants de l’Etat qui commettent les actes dont le résultat est de perpétrer un système d’inégalités. Les cas plus récents de gilets jaunes mutilés par des charges de police, et dénoncés par le Comité Adama, puis de Cédric Chouviat, homme blanc victime des mêmes techniques de plaquage dont serait décédé Adama Traoré, et leur traitement par tout l’appareil d’État – le ministre de l’Intérieur, les préfets et les magistrats censés instruire des enquêtes –, pourraient d’ailleurs suggérer que l’État français ne se soucie que peu la couleur de peau des citoyens contre lesquels elle dirige la répression des forces de police. Pour autant, devrions-nous évacuer le débat sur la dimension «raciste» de l’action publique de l’État français dans sa politique (policière, administrative, judiciaire, sociale, etc.) dite du «maintien de l’ordre» ? C’est la question que pose l’utilisation du slogan américain.
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La résonance forte qu’a eu le slogan «Black Lives Matter» en France montre que les mouvements sociaux ont choisi de répondre non à cette question. Mais plutôt que d’importer la réponse des Etats-Unis, ils nous incitent à analyser les rapports passés que l’Etat français entretint avec les populations qu’il désigna comme des «races» subalternes ou ingouvernables, afin de pouvoir comprendre les mécanismes à l’œuvre dans ces histoires judiciaires contemporaines. Cette demande d’analyse historique est une bonne nouvelle. Elle permettra aux mouvements sociaux de renouer avec les écrits qui ont déjà pris le racisme de l’appareil judiciaire français pour cible.
On le sait bien, par exemple, André Gide y avait consacré un livre, son Voyage au Congo, où il montra avec quelle violence raciste les tribunaux coloniaux exerçait leur loi à l’encontre des hommes noirs que la République exploitait en leur imposant le «travail forcé», cette contrepartie du «don» dont la France leur faisait grâce en les associant à son Empire. J’ai analysé dans mon dernier livre Gift Exchange : The Transnational History of a Political Idea comment les dénonciations de Gide avaient été préparées vingt ans plus tôt par le réseau des dreyfusards réunis autour d’Emile Durkheim, Marcel Mauss et Jean Jaurès – ces figures fondatrices de la Ligue des droits de l’Homme, du «Comité de protection et de défense des indigènes» et du Parti socialiste français –, qui révélèrent les collusions de la justice française avec le parti colonial, ses grands journaux et les compagnies concessionnaires, notamment dans l’«affaire N’Goko Sangha», avec laquelle ces intellectuels traçaient un lien direct avec l’affaire Dreyfus. Il faudrait que tout un chacun lise ce que disait Jaurès à propos de ces fonds vautours qui organisaient pour des générations la pauvreté et la misère dans les colonies, avec la complicité de l’administration et de la justice françaises.
Le choix du mensonge historique ?
Si le slogan «Black Lives Matter» nous incite à lire le passé et le présent de l’histoire de l’Etat français au prisme de la question «raciale» – au sens où la race aurait été une catégorie constituante de l’action publique de l’Etat français, ce qu’elle fut indéniablement –, la recherche historique contemporaine sur l’État colonial et post-colonial peut alors être utile aux mouvements sociaux. On devrait s’en féliciter : le fait est trop rare pour ne pas être souligné. Or c’est justement cette convergence qui est identifiée comme l’ennemi principal par les conservateurs, les antidreyfusards d’aujourd’hui, qui font le choix du mensonge historique, de l’aveuglement judiciaire, et de la défense jusqu’au-boutiste de l’action répressive de l’État, aussi bien dans son passé, son présent que son avenir. On trouve cette convergence dénoncée jusqu’au plus haut sommet de l’État dans les mots du président de la République quand il déclara, comme il le fit le 11 juin, que «le monde universitaire a été coupable» d’avoir «encouragé l’ethnicisation de la question sociale» ce qui ne peut que revenir selon lui qu’à «casser la République en deux», et qu’il annonce dans le même temps que «la République ne déboulonnera pas de statues», refusant ainsi de remettre en cause l’histoire officielle – et mensongère – qui glorifie et falsifie l’action des grands serviteurs de l’Etat, que celui-ci fût l’État esclavagiste des monarchies et Empires ou l’État colonial de la République.
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Dans ce contexte où les partis politiques semblent soit indécis, comme le Parti socialiste français, soit proactifs, comme le parti présidentiel, qui par la voix du président de la République, s’engouffre dans la brèche pour rivaliser avec le Rassemblement national, il est impératif de défendre la recherche historique contre les attaques dont elle peut faire l’objet. Celle-ci doit rester libre de choisir elle-même ses problématiques, et discuter librement de l’utilisation qu’en font les mouvements sociaux. Elle n’a pas à être soumise aux logiques d’État.
Face à une parole d’État qui refuse la vérité historique, et qui refuse à ses citoyens de comprendre leur place dans l’histoire non seulement de la France mais du monde, qui d’autre que les acteurs du monde universitaire trouve-t-on pour enseigner aux jeunes générations la compréhension de ces luttes transnationales qui ont fait notre histoire ? Chez les idéologues qui, comme Eric Zemmour, connaissent le succès de librairie grâce aux soutiens des grands médias, et cela malgré leur réécriture biaisée de l’histoire française et les condamnations par la justice pour «provocation à la haine raciale» ? Il n’en saurait être question, et il devient urgent de rappeler au pouvoir que les acteurs de la recherche historique doivent travailler librement à la recherche de la vérité, sans avoir peur d’être mis en accusation si leur recherche inspire des mouvements sociaux qui luttent pour fonder une nouvelle République, véritablement antiraciste, et une nouvelle justice, véritablement garante des libertés et des droits humains en France.
Grégoire Mallard professeur d’anthropologie et de sociologie, Institut de Hautes études internationales et du développement (Genève)
Source : Liberation.fr