En souvenir de Jacques Coursil

Son mot à José Hayot

Cher José,
De loin, tout est calme ; de près, ça se complique toujours un peu. C’est vrai qu’au demeurant, ça a l’air limpide ; je joue de la trompette, j’écris et cause ici et là devant des assemblées studieuses et pleines de bonnes intentions. 
Ma promesse d’écrire un papier sur la SPIRALE de Frankétienne est une montagne de craie dont les galeries creusées me retombent souvent sur la tête. Je comprends le peu d’empressement des spécialistes ; à quoi bon emprunter un chemin si complexe qui vrille si profond ? Quand j’en aurai fini avec cette bagarre de plume, tu seras, j’en suis sûr, encore plus ébloui par Frankétienne. Ce type est plus que fou, il est sage. 
La poétique de nos auteurs (Glissant, Frankétienne, Monchoachi) est, avouons le, plus difficile qu’une spirale logarithmique, mais elle est en même temps, si directe, si près du lecteur, si sensible et touchante ; cette double propension ne me laisse aucun répit. Les commentateurs, pour la plupart biographes, embrassent le héros et négligent le texte ; bref, ils journalisent et ne me servent à rien. 
Certes,  je « souffre », mais il y a des instants de bonheur. Ainsi, mon ordi m’a fait perdre vingt pages bien rédigées. Mais au fond, j’en ai été très content. Pour écrire sur Frankétienne, il faut être non-décourageable comme un porc-épic en rut, car il s’agit de bluffer l’auteur aussi.  
Le cher Edouard lisait mes papiers glissantiens (il ne lisait rien sur lui) et m’engueulait en  pleine nuit pour lui avoir piqué des idées, idées qui étaient les siennes, sans nul doute, mais qu’il n’avait pas encore écrites. Je soupçonne qu’il n’aimait pas être compris, tel un amoureux qui n’aime pas être deviné. Ha ! ses reproches nocturnes me manquent.
Muni d’une grosse agrafeuse (ainsi écrit-on les livres aujourd’hui), je réunis un certain nombre d’études publiables sous le titre Le Paradoxe Francophone, sous-titre Poétiques d’Ecrivains : Césaire, Fanon, Glissant, Frankétienne et quelques autres. Pour l’éditeur, on verra, car l’ours n’est pas encore à terre. En tout cas, c’est pour bientôt : la parturition est prévue pour la fin de l’année. 
Après, je dois impérativement retourner à ma sémiotique du langage (et intelligence artificielle) dont je suis pressé de toutes parts et accusé d’abandon. 
Faut-il attendre la retraite pour avoir le temps de travailler ? Certains pensent, après tout ce déballage, que je suis savant ou que je joue au savant tout azimut. Ils n’ont rien compris au paresseux que je suis, mais un paresseux  qui ne laisse jamais partir une idée qui l’enchante. Les idées sont pour moi inscrites, comme des poupées russes, les unes dans les autres ; ainsi, elles ne prennent aucune place mémoire et me préservent de l’obésité encyclopédique. C’est comme ça que font les poètes qui peuvent parler de tout parce qu’ils sont sensibles à tout.  
Meanwhile, back to the ranch, la trompette n’attend pas et c’est une toute autre affaire. Le son, c’est le corps. Miles Davis disait que pour faire chanter la trompette, il fallait avoir un corps parfait et, c’est vrai qu’il était tel,  le beau Miles avec son nez de Peul. 
Ma mère (chanteuse classique) me disait que pour jouer de la trompette, il ne fallait pas souffler dedans, mais respirer ; à cela, j’y suis encore. D’ailleurs, ajoutait-elle en plaisantant, une trompette est une trompe ; or dans la nature, les trompes sont des nez et non des bouches : éléphants, fourmilier, etc. Jouer en respirant par le nez ! je passais pour un clown au conservatoire, mais mes aînés, jazzmen américains de passage à Paris, trouvaient cela subtil quoi qu’un peu absurde. 
Aujourd’hui, j’ai atteint  « l’automne des idées » cher à Baudelaire (81), mais je n’ai pas encore fini d’apprendre à respirer, à marcher, …quant au reste, c’est pire. Édouard, dans sa maison du Diamant, écoutait le temps et adorait me voir souffrir. (Je te mets en copie ce qu’il a écrit sur Trails of Tears et la réponse que je lui ai faite). J’en profite pour t’envoyer également ma harangue en ouverture du colloque sur le Discours Antillais auquel tu n’assisteras probablement pas (stp, tu n’es pas tenu de la lire !).
Bon, on va se voir bientôt ; je m’en réjouis.
J’embrasse Florette, je t’embrasse

Jacques
 

Patrick Chamoiseau dira de lui : 

« Pour le plus simple de sa pensée toute la musique était requise. Haute complexité soumise aux fulgurances très humbles. Sa vie était une œuvre. Inoubliable. »

 

Article paru initialement sur  Gensdepays