— Par Robert Berrouët-Oriol Linguiste-terinologue —
Depuis la publication des deux premières études à caractère scientifique publiées sur le créole haïtien (Suzanne Comhaire-Sylvain : « Le créole haïtien, morphologie et syntaxe » (1936) et Jules Faine : « Philologie créole » (1937), la créolistique a connu d’importants développements et des publications diverses (livres et articles scientifiques) font désormais partie du corpus de référence sur cette langue. Parmi ces publications figurent des dictionnaires et des lexiques rédigés par des amateurs éclairés, par des spécialistes de domaines apparentés ou par des linguistes, entre autres « L’inventaire des ressources lexicales en créole haïtien : présentation d’extraits du lexique de la maternité et de l’accouchement » de Suzanne Allman paru en 1984 dans la revue Conjonction no 161-162. Le matériau de base de cette publication provient de la thèse de doctorat en ethnolinguistique de Suzanne Allman soutenue à l’Université de Provence en 1983, « Étude ethnolinguistique du lexique de la fécondité et de la maternité en créole haïtien ». Le corpus dictionnairique sur le créole haïtien comprend plusieurs titres, rédigés en créole ou en édition bilingue ou portant sur la terminologie d’un domaine spécifique. En voici quelques exemples : « Dictionnaire français-créole » de Jules Faine (Éditions Leméac, 1974) ; « Diksyonnè kréyòl-franse » de Lodewijik Peleman, Éditions Bon nouvèl, 1976 ; « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » de Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, Pòtoprins, no 11 : 198-273, 1979) ; « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.), Port-au-Prince, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti ; « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007). Quant à lui, le « Diksyonè kreyòl Vilsen » est paru en 1994 en Floride chez Educavision ; certaines sources font remonter la première édition à 1990. Ce dictionnaire, rédigé par Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou, a été réédité en 1997, en 2003, en 2007 et en 2009. La dernière édition de cet ouvrage, que nous analysons aujourd’hui dans cet article, est disponible en ligne à l’adresse https://www.dloc.com/AA00010738/00001.
Du point de vue de la méthodologie de la lexicographie professionnelle et de la dictionnairique moderne, quelles sont les caractéristiques du « Diksyonè kreyòl Vilsen » ? Cet ouvrage peut-il être recommandé par les linguistes pour répondre aux besoins langagiers des locuteurs en général, des enseignants et des élèves en particulier, et également pour répondre aux besoins des chercheurs en raison de sa rigueur scientifique, de la représentativité de sa nomenclature, de la fiabilité de ses définitions et de sa conviviabilité ? Afin de mieux répondre à cette question de fond, il est utile de rappeler, pour le lecteur non linguiste, en quoi consiste le dictionnaire unidirectionnel d’une langue et de quelle façon il est élaboré. Ces fondamentaux permettront d’évaluer objectivement le « Diksyonè kreyòl Vilsen » et de le situer dans le cadre général de l’aménagement linguistique en Haïti.
Le dictionnaire général unidirectionnel d’une langue –répertoire de mots classés par ordre alphabétique et suivis de leur définition–, a pour objectif de décrire les mots dont se sert une communauté de sujets parlants pour nommer le monde. À l’aide de traits de définition univoques, il permet la compréhension de ces mots, mais il vise aussi à renseigner sur leur utilisation. À cette fin, il indique leur orthographe, leur prononciation, explique leur étymologie. Il recense leurs significations, en précisant la situation dans le temps (sont-ils courants, vieillis, archaïques ou néologiques ?), leur situation dans l’espace ou l’aire géographique d’emploi (font-ils partie du tronc commun de tous les francophones ou sont-ils propres à un territoire donné ?), et les registres de langue auxquels ils appartiennent (registres familier, soutenu, etc.). S’il y a lieu, il signale les cooccurrences, c’est-à-dire les mots qui figurent souvent avec eux. Il définit les locutions figées dont ils font partie, en exposant la façon de les construire dans la phrase, en illustrant leurs emplois par des exemples et/ou par des attestations de type littéraire ou extra-littéraire. En prenant en compte que la langue usuelle est faite de plusieurs registres entrecroisés, le dictionnaire général d’une langue fait appel au métalangage, à savoir un discours microstructurel, la langue expliquante, pour définir le sens des mots. Le dictionnaire général de la langue tend donc à éclairer le lexique, tandis que le dictionnaire encyclopédique –qui traite des choses, des concepts désignés par les mots en les décrivant de tous les points de vue–, y ajoute les noms propres et renseigne sur les réalités (les sciences, les lettres, les arts etc.). Aux côtés du dictionnaire général de la langue, il existe des dictionnaires spécialisés où figurent les mots appartenant à un domaine déterminé (robotique, aéronautique, informatique, intelligence artificielle, etc.).
Secrétaire générale de la rédaction des dictionnaires Le Robert et co-directrice, avec Alain Rey, de la rédaction du Petit Robert, Josette Rey-Debove, lexicographe et sémiologue française, décrit de manière fort pertinente ce qu’est le dictionnaire général d’une langue : « Le dictionnaire général d’une langue vise à décrire l’ensemble de son lexique mais ne peut décrire la totalité des mots. Les mots qui sont choisis d’abord sont les plus courants (fréquence/répartition); plus la nomenclature augmente, plus les mots sont rares. Un dictionnaire général peut contenir 300 mots (ciblage enfants) 3 000 mots (aide aux étrangers) ou 30 000 (pour un adulte). Un dictionnaire général n’est donc pas un recensement total du lexique, ce sont les intentions de globalité et de ciblage qui importent. Un dictionnaire de langue, à la différence du dictionnaire encyclopédique, est un texte métalinguistique du fait qu’il parle des mots. Les entrées de ce dictionnaire sont des autonymes, c’est-à-dire des noms de mots, sujets grammaticaux des prédicats (…). » (« Typologie des dictionnaires généraux monolingues de la langue actuelle », Quaderni del CIRSIL – 4 (2005)
Dans la tradition lexicographique moderne, le dictionnaire général unidirectionnel d’une langue est élaboré selon une méthodologie comprenant notamment (a) un projet éditorial, (b) la confection de la nomenclature, (c) le traitement lexical des termes retenus, (d) le traitement informatique de la nomenclature et de l’information lexicographique rattachée à chaque terme. Le projet éditorial circonscrit en amont les cibles visées, les usagers que l’on désire rejoindre (enfants ou adultes) et le type d’ouvrage lexicographique projeté (lexique ou glossaire, dictionnaire unilingue ou bilingue) ; la confection de la nomenclature, qui comprend l’ensemble des termes méthodiquement classés en entrée, se fait à partir d’une méthode de travail en lien avec le projet éditorial ; le traitement lexical des termes retenus renseigne l’usager sur la nature du terme, son étymologie, sa catégorisation grammaticale, son usage dans un contexte d’énonciation, son aire géographique d’emploi, ses éventuels synonymes ou antonymes ; dans une vision normative, un terme retenu peut être étiqueté « forme fautive », « anglicisme », « terme à éviter » ou « terme recommandé » par une instance de normalisation (par exemple l’Association française de normalisation, l’Office québécois de la langue française, ou l’ISO, l’Organisation internationale de normalisation). Le lecteur désireux d’approfondir certains fondamentaux de la démarche lexicographique et dictionnairique consultera avec profit, entre autres, Louis Guilbert (1969) : « Dictionnaires et linguistique : essai de typologie des dictionnaires monolingues français contemporains », in Langue française / 2 p. 4-29 ; Alain Rey (1970) : « Typologie génétique des dictionnaires », revue Langages, no 19 ; Robert Galisson (1992) : « Dictionnairique et dictionnaires », in Études de linguistique appliquée, no 85-86, Didier Érudition, Paris. Voir aussi Jean Pruvost (2000) : « Dictionnaires et nouvelles technologies », P.U.F., Paris ; voir également Mariadomenica Lo Nostro et Christophe Rey (2015) : « La dictionnairique », dans Études de linguistique appliquée n°1, Éditions Klincksieck.
Il existe une tradition lexicographique pionnière en Haïti qui a le mérite d’avoir posé les bases théoriques et pragmatiques des chantiers lexicographiques à mener sur le long terme. Cité plus haut dans cet article, le travail de Ernst Mirville, « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français », en est une illustration. D’autres travaux méritent d’être retenus. Ainsi, le linguiste Pradel Pompilus a publié aux Éditions Fardin, en 1981, le livre « La langue française en Haïti » qui comprend un chapitre dans lequel l’auteur, fort du cadre méthodologique en usage en linguistique durant les années 1950-1960, fait le relevé des « haïtianismes » implantés dans le lexique local. Le linguiste Hugues Saint-Fort en a fait un compte-rendu sous le titre « Revisiter « La langue française en Haïti » paru dans Le Nouvelliste du 29 juillet 2011. En voici un extrait : « La langue française en Haïti » est le titre de la thèse principale pour le doctorat ès-lettres que Pradel Pompilus a soutenue à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Paris, Sorbonne, le 9 décembre 1961 » (…) Pompilus cite parmi ce qu’il considère comme « haïtianismes », parmi des tas d’autres mots ou expressions, des mots ou expressions comme savane, morne, le bord de mer, aller en ville, descendre en ville, ouanga-négresse, pipirit, coucouille, mabouya, grigri, avoir du fiel, formé (dans le sens d’un garçon ou d’une fille qui a atteint l’âge de puberté), chabine, griffe, grimaud, grimelle, marabou, noir, (Pompilus précise alors que ce mot entre en opposition avec griffe, grimaud, mais surtout avec jaune et mulâtre), sacatra, avoir le coeur tourné, décomposition, interné, internement, mal macaque, sarampion, aller à la commode, être mal occupé, acassan, acra, calalou, clairin, douce, grillot, grog, lambi, mantègue, marinade, rapadou, tasso, maitre d’armes, avoir une bonne bouche, dérespecter, fréquent, sang sale, vicieux, banda, bogota, houngan, hounsi, loa, service, sain et sauf, gérant, coralin, maison d’affaires, télédiol, sans-manman, gaguère, déparler, jeunesse (substitut euphémique de prostituée, dit Pompilus), raide (dans le sens de rusé, habile, retors). »
Plus près de nous dans le temps, le lexicologue André Vilaire Chéry, qui a dirigé l’élaboration du « Dictionnaire de l’écolier haïtien » paru en 1996 chez Hachette/Deschamps, a également publié un ouvrage rigoureux, au plan scientifique, le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti », tomes 1 et 2 édités en 2000 et 2002 chez Édutex, à Port-au-Prince ; (sur ce livre voir notre compte rendu analytique « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry », Le National, 29 novembre 2019). Les pages 13 à 23 de cet ouvrage, sous le titre « Introduction », présentent à dessein les solides bases méthodologiques du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti ». La méthodologie d’élaboration de ce dictionnaire comprend notamment les volets suivants :
(1) Le corpus de référence a été établi par la consultation de nombreuses sources écrites et orales, soit un travail documentaire qui est à la base de toute entreprise lexicographique rigoureuse. Ainsi, « Le travail de recherche qui a abouti au Dictionnaire s’appuie sur la collecte et l’analyse d’un important corpus de textes (journaux, revues, ouvrages, publications diverses) », corpus auquel s’ajoute le relevé des sources audiovisuelles. L’établissement du corpus de référence a donné lieu à la confection de la nomenclature du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti », et cette nomenclature a permis le classement des unités lexicales « génériques » et « spécifiques », selon qu’elles appartiennent à la langue générale ou qu’elles sont des créations lexicales propres au français d’Haïti.
(2) La nomenclature du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » s’ordonne selon une typologie qui prend en compte plusieurs procédés de formation des unités lexicales. Le lecteur y trouvera donc (a) des créations lexicales (des néologismes) provenant du créole (« déchouquage », « déchouquer », « attaché », « lavalassien », « zenglendo », etc.) ; (b) des termes issus de procédés de formation lexicale usuels en français (« anti(-) changement », « haïtiano-haïtien », « néoduvaliériste », etc.) ; (c) des termes provenant de l’anglais (« implémenter » (un projet), « graduation » (académique), « performer », etc. (d) Le lecteur trouvera également des termes reflétant des « changements intervenus à l’intérieur des structures politiques, institutionnelles, économiques » tels que « premier ministre », « ratification », « déclaration de politique générale », « pluralisme », « vote de confiance », « délégué », « Casec » etc. Le lecteur croisera aussi des unités lexicales qui, sans changer de sens, acquièrent un statut nouveau ou « sont dans l’air du temps » (« démocratie », « Constitution », « machine électorale », « privatisation », « magouille », etc. Certaines unités lexicales ont connu une extension de leur champ sémantique, soit une extension spécifique du sens initial (« béton », « agenda », « carnet », « fusible », etc.), tandis que d’autres ont évolué sur le mode d’un glissement de sens (« cambiste », « cahier des charges » en lieu et place de « cahier de doléances », « primature » pour « désigner à la fois la fonction de premier ministre et les locaux logeant les services du chef du gouvernement ».
(3) Le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » comprend un intéressant système de renvois permettant entre autres de faire le lien entre des notions apparentées.
Quel est le programme éditorial du « Diksyonè kreyòl Vilsen » ? Qu’est-ce qui le caractérise au plan lexicologique, au plan de la méthodologie d’élaboration ? Plusieurs critères permettent d’en faire une évaluation objective.
Premier critère : le projet/programme éditorial
La dernière édition du « Diksyonè kreyòl Vilsen » accessible en ligne ne comprend aucune « Préface », aucun texte présentant la vision ou le programme éditorial de ce dictionnaire comme c’est le cas, selon la tradition lexicographique, pour les dictionnaires généraux de la langue comme pour les dictionnaires spécialisés. Il comprend un très court texte de douze lignes titré « Entwodiksyon » présentant de vagues généralités et qui mentionne des « remerciements » mais cette « Entwodiksyon » ne consigne pas un véritable programme ou projet éditorial. Il s’agit là manifestement d’une très lourde lacune méthodologique puisque l’usager n’est pas renseigné sur la méthodologie d’élaboration de ce dictionnaire. À titre comparatif, l’excellent ouvrage du linguiste Albert Valdman, le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » (Creole Institute, Indiana University, 2007, 781 pages), consigne en amont le rigoureux cadre méthodologique de son élaboration par l’énoncé de son programme éditorial et le mode de consignation des rubriques dictionnairiques. Ces chapitres introductifs ont pour titre « A User’s Guide to the Dictionnary »/« Explanatory Charts » (p. XIX à XXI) et « Detailed Discussion of the Content of Entries » (p. XXIII à XXVIII). Pour avoir une idée de l’existence d’un éventuel programme éditorial du « Diksyonè kreyòl Vilsen », le chercheur attentif doit consulter non pas le dictionnaire lui-même mais plutôt le site publicitaire des Éditions Educavision. Voici ce que consigne le texte publicitaire qui semble tenir lieu de projet éditorial de ce « premier dictionnaire monolingue publié en langue créole » comprenant 508 pages et qui revendique un total de 20 000 entrées et définitions :
« Diksyonè kreyòl Vilsen se premye diksyonè monoleng ki pibliye nan lang Kreyòl. Jodi a, li rive nan twazyèm edisyon. Nan men elèv yo li se yon zouti pou devlope vokabilè, aprann (osinon klarifye) konsèp ki enpòtan nan devlopman akademik yo, ni nan lekòl, ni lakay. Liv la gen yon definisyon nan diferan domèn akademik pou elèv nan tout nivo K12. Gen definisyon ki nan « corpus » regilye pou kominike toulejou epitou, anplis gen definisyon nan diferan domèn, tankou syans, matematik, etid sosyal, literati … elatriye. Diksyonè kreyòl Vilsen ede elèv yo aprann plis, konprann plis epitou devlope ladrès pou prepare ekzamen. Tout saldeklas te dwe genyen kèk liv referans pou elèv yo konsilte lè yo ap fè travay endepandan. Diksyonè sa a te dwe youn nan liv ki disponib nan klas ni primè, ni segondè. »
Ce texte publicitaire, qui ne precise pas s’il s’agit d’un dictionnaire uniquement descriptif, d’un ouvrage normatif ou didactique, ne constitue en aucun cas un énoncé méthodologique portant sur le mode d’élaboration du « Diksyonè kreyòl Vilsen ». Tout au plus il y est mentionné que cet ouvrage s’adresserait aux élèves, qu’il serait un « outil » pour le « développement du vocabulaire » des élèves et qu’il va accompagner leur « développement académique » (en quoi consiste-t-il ?). Ce texte publicitaire annonce des « définitions dans différents domaines académiques » et pour « tous les niveaux ». Nous verrons plus loin si c’est le cas et si le critère de la conformité méthodologique des définitions annoncées est respecté dans ce dictionnaire. Il y a lieu à ce niveau de signaler que le « Diksyonè kreyòl Vilsen » ne se positionne pas par rapport aux traditions lexicographiques connues et/ou aux travaux antérieurs des linguistes et des lexicographes haïtiens.
Deuxième critère : choix et représentativité de la nomenclature
Le choix de la nomenclature, et partant, de la variété de créole à retenir, relève tant de l’analyse sociolinguistique que de la lexicologie. Ce choix s’inscrit en amont de tout projet dictionnairique portant sur la langue usuelle : quelle variété de créole faut-il choisir et décrire ? Faut-il choisir le créole basilectal (relatif au basilecte, à la langue de base), ou le créole mésolectal (variété de langue intermédiaire entre le basilecte et l’acrolecte) ou bien le créole acrolectal (relatif à l’acrolecte, à la variété d’une langue considérée comme la plus prestigieuse) ? Dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », l’absence de programme éditorial se conjugue à l’absence de critères d’établissement de la nomenclature. De quelle façon a-t-elle été élaborée et à partir de quelles sources documentaires ? En tenant compte de la nature de la nomenclature d’un dictionnaire général de la langue –nomenclature signifiant l’ensemble des entrées figurant dans un dictionnaire et constituant la liste des unités de signification définies dans un dictionnaire–, la nomenclature du « Diksyonè kreyòl Vilsen » est-elle représentative de l’état actuel de la langue créole en usage à l’oral et à l’écrit ? À partir de quels critères les lexies (unités lexicales de la langue), simples ou composées, ont-elles été sélectionnées pour figurer en entrée dans ce dictionnaire ? Les critères d’établissement de la nomenclature sont absents de cet ouvrage, de sorte que l’on ne peut objectivement soutenir qu’il est représentatif de l’état actuel de la langue créole en usage à l’oral et à l’écrit. En plus de l’absence de critères lexicographiques qui auraient pu expliquer le choix des termes figurant en entrée, l’on ne peut pas non plus justifier le nombre de termes retenus dans la nomenclature : 20 000 disent les auteurs…; et pourquoi pas 5 375 ou 10 590 ou 30 184 ou 45 629 mots ? La nomenclature retenue n’est pas non plus représentative des rapports existant entre la langue générale, le créole, et les termes de spécialité revendiqués dans le texte publicitaire tenant lieu de programme éditorial ou de méthodologie. Ainsi, dans la nomenclature, l’usager n’est pas renseigné sur les critères de choix des termes retenus provenant des domaines de la science, des matémathiques, des sciences sociales, etc., alors même que ce dictionnaire annonce les avoir consignés pour notamment accompagner le « développement académique » des élèves. L’absence de critères d’établissement de la nomenclature ne permet pas non plus de savoir s’il faut privilégier ou exclure l’une ou l’autre des formes « malere »/« malerèz », « magouyè »/« magouyèz », « enstititè »/« enstititris », ou encore s’il faut privilégier ou traiter pareillement les particularités lexicales du Centre et celles du Nord (« bagay » / « kinanm », etc.).
Troisième critère : la conformité méthodologique et le contenu des rubriques lexicographiques
Dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », les termes (les « vedettes ») sont définis à l’intérieur des rubriques placées à la suite des entrées. À la page « Abreviyasyon », située à la suite de la très courte et très peu informative « Entrodiksyon », figurent plusieurs abréviations parfois obscures (« nf »/« fraz non », « vf »/« fraz vèb ») et dont le rôle n’est pas précisé dans les rubriques lexicolographiques. Le « modèle » méthodologique sur lequel est éventuellement construit ce dictionnaire n’est nulle part présenté et exemplifié comme c’est le cas dans les dictionnaires monolingues usuels de la langue, dans les dictionnaires bilingues ou dans les dictionnaires spécialisés. Le trait dominant des rubriques lexicographiques du « Diksyonè kreyòl Vilsen », dans un premier temps, est que l’usager ne sait pas sur quel modèle méthodologique elles ont été construites, et certaines rubriques sont plus ou moins élaborées tandis que d’autres ne comprennent qu’un seul mot en guise de définition sans que ce mot ne couvre véritablement la définition du terme. Le « modèle » sur lequel les rubriques lexicographiques sont construites est donc irrégulier et ne donne pas accès à des aires sémantiques pleines pour les termes définis. Par exemple, le terme /zòtolan/ est ainsi défini : « zòtolan.n. : Ti zwazo. Mwen kenbe de zòtolan ak fistibal mwen ». Définir « zòtolan » à l’aide de deux mots uniquement, sans expliciter son véritable champ notionnel, n’est conforme à aucune méthodologie lexicologique d’élaboration des dictionnaires. Définir « zòtolan » par « ti zwazo » (« petit oiseau ») ne permet pas de le distinguer des autres espèces de petits oiseaux tels que le « pipirit », le « wanga negès », etc. ou encore de le différencier des 11 150 espèces d’oiseaux recensées à travers le monde. Voici, à titre indicatif, comment le terme « ortolan » est défini dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française : « ortolan » n. m. / Domaine : zoologie > ornithologie / Définition : Petit oiseau chanteur à ventre orangé que l’on trouve en Europe méridionale et en Asie occidentale. / Note : Le bruant ortolan est de l’ordre des passériformes et de la famille des embérizidés. Cet oiseau est reconnu pour sa chair délicate. Terme privilégié : bruant ortolan, n. m. ». Pour sa part, le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » de Valdman consigne comme suit le terme « zòtolan » : « zòtolan » > see « òtolan » / « sèvo zòtolan » see « sèvo » / « tèt zòtolan » see « tèt ». Le renvoi ainsi signalé à la rubrique « òtolan » indique que les deux formes sont attestées dans l’usage et dans la documentation (« òtolan » et « zòtolan »); et « òtolan » est ainsi défini : « òtolan » > (« zòtolan, zètolan, zantolan ») / n./ Cuban ground dove, garden bunting [bird] ». Les traits définitoires ainsi énoncés suffisent à renseigner sur la notion de « zòtolan »/« òtolan ». Par ailleurs, dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », le contenu de certaines rubriques définitoires est parfois incomplet, faux ou partiellement contradictoire. Exemple : « alenfinitif = 1. touye; fini; pa vo anyen; 2. Fòm vèb ». L’irrégularité du contenu des rubriques définitoires est également mesurable à l’aide d’autres exemples : ainsi, « astronomi » est bien défini (« syans ki etidye linivè, lespas, planèt, zetwal (…) », tandis que « avanpòs » (« ti estasyon lapolis ki pa gen anpil pouwa ») est mal défini au sens où la définition ne correspond plus à la réalité du domaine militaire ou policier contemporain en Haïti. Depuis la création de la Police nationale d’Haïti, il n’existe plus de « stations » de police mais bien des « commissariats » de police. Le terme « balon », si courant en Haïti dans le domaine du football, est défini de manière restrictive et sans motivation lexicologique : « balon.n = sache [sachet ?] ki fèt ak yon materyèl ki elastik » (…). Privé de traits définitoires spécifiques, le terme « bayaronn » est défini uniquement par sa fonction utilitaire présumée (« yon pyebwa ki sèvi pou fè chabon »), alors que l’on ne peut valider le choix, au titre d’une unité lexicale univoque dans un dictionnaire, de « bourik chaje » défini comme « non senbolik pou Alvin Adams yon ansyen diplômât ameriken annAyiti ». L’unité lexicale à relever et à définir est plutôt « bourik ». En termes de conformité méthodologique et de contenu des rubriques lexicographiques, celle consacrée à « chat » illustre elle aussi les lourdes lacunes du « Diksyonè kreyòl Vilsen ». Ce terme est ainsi défini : « chat » = « bèt ki gen ke, kat pat epi ki gen moustach ki toujou ap fè miaou ». Selon cette fausse et hasardeuse définition, le tigre, le lion, la panthère, le cheval, la vache, etc., seraient également des « chats » puisqu’ils sont pourvus de queue et de quatre pattes. À titre indicatif, voici comment Le Larousse définit le terme « chat » : « Mammifère carnivore (félidé), sauvage ou domestique, au museau court et arrondi ». Cette définition du Larousse circonscrit bien le terme « chat » et permet de le distinguer des autres espèces de mammifères. Par ailleurs, sans justification méthodologique précise, un même terme apparaît sous deux graphies différentes : « zo mangay », en deux mots, et « zomangay », terme simple, et leurs définitions se contredisent. Le terme composé « zo mangay » est défini comme « Moun ki pa byen nouri, ki mèg », tandis que le terme simple « zomangay » s’entend au sens de « Moun ki soufri malnitrisyon. Ki pa gen grès anba po li ». Ces termes ne sont pas identifiés comme « variante orthographique », mention courante et importante en lexicographie, et le « Diksyonè kreyòl Vilsen » ne comprend pas non plus de système de renvoi habituel des dictionnaires (« Voir » et « Voir aussi ») permettant de naviguer d’une graphie à l’autre, d’un terme apparenté à l’autre. Enfin dans la version en ligne de ce dictionnaire, l’on ne peut effectuer de recherche en consultant un terme en entrée puisque cette version ne présente aucune fonction de recherche par termes individuels comme c’est le cas dans la version papier des dictionnaires usuels ou sur les sites Internet de plusieurs dictionnaires. La consultation, ainsi, se fait obligatoirement page par page, ce qui est fastidieux et ne permet pas d’affiner une recherche. Par là on constate que cette version en ligne n’a pas été élaborée en tenant compte des grandes fonctionnalités de l’outil informatique, fonctions pourtant disponibles dès l’époque de la constitution de la première version de cet ouvrage. La confusion chez les auteurs sur la nature de ce dictionnaire (encyclopédie ou dictionnaire général de la langue ?) est encore illustrée par la présence, en entrée, d’un certain nombre de noms propres de personnes et de toponymes consignés au titre d’unités lexicales ayant les mêmes propriétés que les substantifs, les adjectifs, les verbes et les adverbes, tandis que l’orthographe de ces entrées (Las Casas, Fernand Brière, Hérard Abraham, Bois-Patate, Delmas, Vertières, etc.) a été « créolisée » sur le mode d’une « créolisation phonique » sans que l’on sache en vertu de quelle règle.
L’examen du « Diksyonè kreyòl Vilsen » à partir des critères que nous avons identifiés démontre qu’en aucun cas cet ouvrage ne peut être recommandé par les linguistes au titre d’une référence dictionnairique conforme aux exigences de la lexicographie professionnelle. Ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, l’inadéquation, l’approximation ou la fausseté de nombreuses définitions ainsi que l’absence d’un métalangage adéquat en font un ouvrage très peu fiable, qui se consulte difficilement et qui ne peut servir de référence crédible aux usagers, en particulier aux élèves, aux enseignants et plus largement aux langagiers.
Dans la perspective d’un aménagement ordonné du créole aux côtés du français, qui nécessite la production d’outils lexicographiques standardisés de haute qualité en créole –outils destinés notamment à l’enseignement–, il faut impérativement plaider pour qu’un dictionnaire unilingue du créole haïtien soit une œuvre scientifique et institutionnelle réalisée par un collectif multidisciplinaire comprenant des linguistes, des lexicologues professionnels, des didacticiens, des enseignants, et ce collectif devra travailler avec des professionnels de différents domaines des connaissances. En l’état actuel des ressources institutionnelles disponibles en Haïti, l’élaboration d’un dictionnaire unilingue du créole haïtien devrait relever de la direction exclusive d’un comité scientifique à créer dans le cadre du laboratoire LangSé (« Langue/Société/Éducation ») de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Le laboratoire LangSé est la seule structure nationale regroupant, en linguistique, des ressources professionnelles de niveau doctorat de troisième cycle.
Montréal, le 22 juin 2020
Robert Oriol