Inverser le rapport de forces avec la France

— Pat Kery Rabathaly, pour le collectif le Ba Kwa —
Quand on se risque à imaginer la Martinique de demain, nos débats s’enlisent régulièrement dans des envolées injurieuses sur les évolutions statutaires, imaginant toujours ce que la France peut nous accorder sans jamais réfléchir à comment la Martinique pourrait le lui imposer. On rejette sur les autres la responsabilité de notre ankayaj [1] colonial, « chawayan [2] » avec nous un imaginaire que l’on exècre, celui du nèg bitasion [3] et de sa supposée docilité permanente. Par conséquent, il n’est pas question ici de proposer à la Martinique l’application des articles 73 ou 74 de la Constitution française et puisqu’il faut toujours montrer patte blanche même quand on a la main noire, il n’est pas question non plus d’exiger une autonomie ne serait-ce que renforcée, pas plus qu’une indépendance négociée et encore moins une assimilation confortée.
Face à nos nombreuses et diverses dénonciations du système social, politique et économique de notre départementalisation inachevée, de ses inégalités raciales héritées d’un passé honteux pour l’oppresseur qui préfère se grimer en libérateur, se dresse un mur sourd d’autorité. Alors, comment fait-on lorsque l’État ne veut pas agir ? Pour l’eau et ses réseaux bien pétés, son prix exorbitant, sa mauvaise qualité et son acheminement inconstant [4]. Comment fait-on lorsque l’État nous empêche d’agir ? Pour dénoncer l’utilisation dangereuse, documentée et pourtant autorisée du chlordécone et ses conséquences sur notre santé. Comment fait-on lorsque l’État se veut juge et partie ? Quand il accepte une commission d’enquête mais refuse de respecter ses conclusions, quand il enregistre les plaintes mais oublie de les instruire [5]. Comment fait-on pour forcer l’État à nous respecter ? Quand nos représentants élu.es se satisfont d’une loi pour l’égalité réelle [6] entre la France et les Outre-mer, 74 ans après la départementalisation de 1946.

Comment pouvons-nous imposer à la France la relation que nous souhaitons entretenir avec elle ?

D’un côté, j’écoute longuement ceux qui décident de manifester en marchant ou en roulant en mode molokoy, en bloquant ou en grevant, en « dépotcholan [7] » ou en s’asseyant. Ceux qui considèrent l’action directe comme le moyen le plus accessible pour transformer la société, qui décrivent la politique comme une affaire de comptables et la participation aux élections comme un leurre. Pour autant, si les manifestations réveillent les consciences et nous offrent l’opportunité de réfléchir et de nous exprimer, elles ne permettent pas, seules, de traduire les protestations en lois, les frustrations en projets ou même de hisser haut nos plus beaux drapeaux.
D’un autre côté, je suis attentif à ceux qui préfèrent voter et serrer des mains, qui réclament des référendums et des conseils citoyens, qui participent aux tables rondes plutôt qu’aux révolutions sans lendemains. Ceux qui considèrent l’action politique comme le moyen le plus raisonnable pour apporter des changements profonds et durables pour nos communautés. Ceux qui dépeignent l’action directe comme une forme de violence insoutenable et la participation à des blocages ou des grèves comme un artifice voir un droit galvaudé. Néanmoins, si la politique nous permet de débattre et d’échanger, elle ne permet pas, seule, de faire évoluer notre société ni rapidement, ni radicalement et plus grave encore ni même de l’empêcher de corrompre nos propres élus.
Enfin, j’apprends auprès de tous ceux qui concluent que l’investissement économique serait le moyen le plus rationnel pour faire évoluer notre pays. Tous ceux qui consomment chez le producteur plutôt que son intermédiaire exploitant, qui se lancent en affaires et supportent les boîtes antillaises, qui regrettent le neg kont neg [8] et espèrent des frères solidaires. Tous ceux qui qualifient l’action directe d’inconséquente et l’action politique d’inefficace. Pourtant, si l’action économique nous rassure quant à notre capacité à produire et à ne pas se laisser mourir de faim, elle ne permet pas, seule, de construire une société solidaire, fraternelle et équitable.

Chaque action est légitime mais une action est insuffisante

Au final, si nous souhaitons imposer à la France une nouvelle relation, dans le respect et l’égalité comme nous l’autorise nos cartes d’identité alors le choix ne devrait pas se faire entre l’action directe, l’action politique ou l’action économique. C’est l’association de ces trois modes d’interventions qui nous permettra d’inverser le rapport de forces imposé par un système qui se décrit savamment comme post-colonial. Nous devons continuer à dénoncer les injustices de nos sociétés et nous devons nous assurer que nos élu.es agissent concrètement pour y mettre fin et nous devons veiller à ce que nos investissements accompagnent cette mobilisation. Concrètement, lorsque nos élus soutiennent une plus grande diversification agricole pour répondre aux revendications de manifestations, ils devraient aussi renégocier les fonds publics qu’ils consacrent à l’agriculture pour ne plus financer les planteurs de bananes et de cannes. Ainsi, lorsque les négociations entre les partenaires publics et privés (action économique), aboutissent à une contradiction avec l’objectif des manifestations (action directe) alors le travail de l’élu local (action politique) se révèle inefficace. En témoigne l’alerte déjà en 2011 de la Cour des Comptes sur la mobilisation inéquitable des aides financières dans l’agriculture aux Antilles :
« Le niveau d’aides anormal, rapporté tant à la production qu’aux surfaces cultivées et à l’emploi. Corrélativement, les productions locales d’autres cultures ne reçoivent qu’une part très minoritaire des aides, et la « sanctuarisation » des enveloppes destinées à la banane et à la canne a même entraîné des réfactions [9] ».

Créer un écosystème décolonial : coalition de citoyens, élus et financeurs engagés

C’est donc un écosystème décolonial et solidaire que nous devons créer, qui agit sur toutes les formes de domination subies et s’appuient sur toutes les formes d’actions possibles. Plus nous serons vigilants et impliqués dans le fonctionnement de nos institutions, de nos associations et de nos économies et plus vite nous parviendrons à imposer notre désir d’égalité. Nous vivons une période charnière où l’épuisement des ressources naturelles et l’effondrement de la biodiversité vont durablement bouleverser nos modes de vie. Il nous faut encourager les changements profonds et nécessaires de notre société tant qu’ils sont encore possibles dans un calme relatif. À travers le collectif le Ba Kwa, nous réfléchissons à cette association entre élus, citoyens et financeurs, à cette alliance sans compromissions, à cette collaboration sans reniements.
Parce que notre combat vaut plus que nos querelles éloquentes. Lanmounité.

[1] Ankayaj : (néol.) blocage, ancrage
[2] Chawayant : (néol.) transportant issu du nom créole chawayè (transporteur en français)
[3] Neg bitasion : (litt.) nègre d’habitation
[4] Un collectif citoyen a porté plainte contre un opérateur d’acheminement de l’eau en Martinique pour « détournement de fonds publics ». Consultable en ligne : article de France-Antilles Martinique du 18 mai 2020
[5] Une plainte pour « mise en danger d’autrui » et « administration de substances nuisibles » a été déposée en 2006 suite à la pollution au chlordécone des terres agricoles antillaises par SOS Environnement et l’Union Régionale des Consommateurs et se trouve toujours en cours d’instruction. Consultable en ligne : article de France-Antilles Guadeloupe du 16 février 2018
[6] Ministère des Outre-mer, Dossier de presse, Loi sur l’égalité réelle outre-mer, octobre 2016 et consultable en ligne : Dossier de presse, Loi égalité réelle Outre-Mer
[7] Dépotjolan : (néol.) démolissant issu du verbe créole dépotjolé (démolir en français)
[8] Neg kont neg : (litt.) nègre contre nègre
[9] Extrait des conclusions du Rapport Public Annuel 2011, Tome 1 de la Cour des Comptes sur « La politique de soutien à l’agriculture des départements d’Outre-mer », page 16, consultable en ligne : Rapport public annuel 2011, Tome 1

Soure : Ftance-Antilles