— Par Georges Trésor—
Le 22 mai 2020, date de commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique, deux statues de Victor Schoelcher ont été détruites. Parallèlement, les auteurs de cet acte ont fait connaître leurs motivations dans une lettre non signée. A la lecture, Il ressort une volonté de leur part de démontrer que Schoelcher, en prenant la décision de signer le décret d’abolition de l’esclavage le 27 avril 1848, n’a été en rien « le sauveur du peuple noir martiniquais ». C’est sous la pression de la résistance séculaire des esclaves contre l’ordre esclavagiste qu’il aurait été contraint d’abolir l’esclavage. Pour cette raison, il conviendrait selon ces activistes de se montrer en phase avec la vérité historique en honorant dans l’espace public, non pas Schoelcher, mais les figures emblématiques de la résistance chez les esclaves.
La destruction des statues a provoqué des réactions spontanées dans les milieux politiques et intellectuels martiniquais. Dans l’ensemble, les avis convergeaient dans le sens de l’indignation ou au contraire de la compréhension, dans un climat d’échange, il faut le dire, relativement apaisé. Sans doute, parce que les auteurs de ces réactions avaient en partage un sentiment confus, selon lequel déboulonner des statues de Schoelcher, 172 ans après l’abolition de l’esclavage, ne pouvait être simplement interprété comme un acte de pur vandalisme. En fondant très largement la justification de leur action sur la référence à une mémoire tragique, ceux qui ont détruit les statues donnaient en effet à leur geste une dimension symbolique qui, pour des raisons historiques, interpelle d’une certaine façon la conscience collective des Martiniquais.
Cela explique sans doute la tendance de ceux qui ont publiquement manifesté leur indignation ou leur compréhension, à vouloir apprécier la valeur de l’acte de destruction des statues de Schoelcher, non pas spécialement en fonction de sa signification morale ou idéologique ; mais surtout en fonction de ce qu’il symbolise pour eux au regard de l’histoire.
En résumé, pour ceux ayant manifesté leur compréhension, compte tenu de l’état de crise de la société martiniquaise, la destruction des statues de Schoelcher par une catégorie rebelle de la jeunesse n’est que le prolongement moderne d’une tradition de résistance plongeant ses racines dans l’esclavage. À l’opposé, ceux ayant manifesté leur indignation, pensent que cet acte est tout simplement la manifestation d’une forme d’ignorance qu’il convient de combattre de manière pédagogique, en créant les conditions permettant à un large public d’accéder à la connaissance historique.
L’objet de mon propos n’est pas de juger de la pertinence de l’une ou l’autre de ces positions. Ce qui retient mon attention, c’est qu’elles ont en commun, face à un événement qui à l’évidence trouble la conscience collective martiniquaise, de mettre une fois de plus en évidence la nature problématique du rapport à l’histoire, aussi bien des Martiniquais que des Guadeloupéens. Ce rapport me semble problématique, à cause en particulier du poids du passé en tant qu’élément restrictif de leur capacité à se penser comme communauté politique dans l’ensemble national français. De sorte que, c’est souvent en se pensant d’abord comme communauté historique, qu’ils se positionnent publiquement par rapport à des événements touchant à leur identité, et dont la dimension axiologique interpelle leur conscience.
L’aventure de cette tension a commencé dès l’abolition de l’esclavage sur le mode de l’assimilation politique des colonies antillaises à la France. Au-delà de la contradiction qu’il y a à être colonisé tout en appartenant à la communauté des citoyens du pays colonisateur, cette mesure, d’une certaine façon, fut en phase avec une aspiration à l’assimilation des anciens esclaves et de leurs descendants. Une aspiration qui va se réaliser en 1946 avec le passage de la Martinique et de la Guadeloupe du statut de colonies françaises à celui de départements français. Mais, les désillusions nées de cette évolution devaient rapidement brouiller l’idée que les anciens colonisés se faisaient de leur nouvelle identité politique. Elles révélaient à quel point le passé esclavagiste, non seulement a continué à peser sur la structuration des rapports sociaux en Martinique et en Guadeloupe, mais, en plus, a contribué à sédimenter sous une forme subtile des liens proprement coloniaux avec la France. La contestation de cette réalité constituera le point d’appui à partir duquel émergeront dans les années cinquante et soixante les organisations politiques anticolonialistes.
Tout ceci pour dire que, dans un sens, ceux qui ont détruit les statues de Schoelcher s’inscrivent dans un continuum historique de contestation d’un ordre colonial, dont le début a été inauguré il y a plus d’un demi-siècle par des organisations anticolonialistes de Martinique et de Guadeloupe. Sous cet aspect, l’engagement anticolonialiste des « déboulonneurs » n’a rien de révolutionnaire. Ce qui leur est singulier, c’est la base idéologique de leur engagement.
Pour souligner cette singularité, il ne s’agit pas pour moi d’opposer deux versions d’un engagement anticolonialiste dont l’une serait vertueuse et l’autre moins. Le contexte politique et social de leur déploiement n’étant pas le même, cela, dans une certaine mesure, détermine à leur échelle des visions différentes du monde. Cependant, un des éléments déterminants de cette différence de vision est selon moi le rapport au passé. Sur ce point, on retiendra que les organisations anticolonialistes de Martinique et de Guadeloupe des années soixante/soixante-dix inscrivaient leur lutte de libération dans le mouvement général de décolonisation de l’Après-Guerre. Globalement de sensibilité marxiste à l’image de nombreuses autres organisations anticolonialistes à travers le monde, elles appuyaient leur engagement sur une théorie révolutionnaire selon laquelle l’histoire en mouvement est le lieu d’émancipation de l’humanité. Une émancipation dont l’accomplissement n’est possible que grâce à l’avènement de sociétés sans exploiteurs, ni exploités. L’adhésion des militants anticolonialistes à ce modèle de société dont la promesse est portée par le mouvement de l’histoire, leur faisait tout naturellement relativiser le poids du passé dans leur construction mentale de l’avenir. Le passé, quand il était convoqué, servait prioritairement à exalter le sentiment national dans une stratégie globale de prise du pouvoir.
Le rapport au passé de la mouvance à l’origine de la destruction des statues de Schoelcher s’inscrit dans un tout autre registre. Le passé, notamment esclavagiste, serait le lieu où se situe la source de toutes les injustices présentes subies par les descendants d’esclaves. Si bien que, supplantant les antagonismes de classe, la « race » a tendance à souligner une nouvelle ligne de fracture dans les sociétés martiniquaise, guadeloupéenne et plus généralement française. Parce que, dans ces sociétés censées être politiquement organisées sur la base de valeurs républicaines, les injustices raciales fécondent dorénavant la lutte anticolonialiste.
Elles témoignent de la condition des citoyens descendants d’esclaves, victimes dans leur vie présente des conséquences d’un racisme ayant fondé au XVIIIe siècle sa justification sur l’infériorisation des caractéristiques physiques et morales des Nègres.
C’est sur le refus de cet humiliant héritage que se greffe d’une certaine façon l’acte de destruction des statues de Schoelcher. En ce sens, il ne peut être considéré comme un acte de vandalisme. Ce geste a à voir avec la politique. Précisément dans une société dont l’histoire est tragiquement marquée par l’esclavage et la colonisation. Toutefois, l’engagement politique n’est pas dépourvu de sens. Il est déterminé par l’adhésion à des doctrines, à des visions du monde, à une croyance en des valeurs. Pour cette raison, on ne peut séparer le sens de l’engagement politique d’une confrontation avec la morale. Ainsi, le déboulonnage des statues exprime les convictions politiques des militants anti-Schoelcher en même temps qu’il traduit les valeurs qui guident leur conduite. Nul doute qu’au sommet de ces valeurs ils placent l’amour de leur patrie, l’amour de la Martinique. Seulement voilà ! Dans les moments de gloire du militantisme anticolonialiste des années soixante/soixante-dix, le patriotisme était une attitude face à l’ennemi, face à l’étranger. Depuis, soumises à l’épreuve du temps et des changements endogènes et exogènes, les organisations anticolonialistes « traditionnelles » ont vu leur audience s’effriter et leur rêve de libération nationale s’évaporer. En ce moment, dans une atmosphère politique de soumission à la contingence, le patriotisme est tourné vers l’intérieur. Il devient une posture à moindre frais politique. Être patriote est une attitude qui confère d’emblée une supériorité morale sur la cohorte des assimilés et des aliénés spirituellement et intellectuellement non-libérés des chaînes de l’esclavage et de la colonisation. C’est sur ce type de représentation que certains cherchent à fonder la légitimation du geste de destruction des statues, quelle que soit la valeur intellectuelle ou morale de l’argumentation développée par les auteurs de ce geste pour le justifier. Cette sublimation de la geste patriotique excuse par avance toutes les outrances ; celles en particulier liées à des problématiques mémorielles.
Or, le mémoriel, sous une forme ou une autre, depuis quelques années a fait irruption de manière fracassante dans nos espaces publics. Le militantisme actuel en faveur de la réparation des crimes de l’histoire est la formulation politique la plus achevée de cette irruption. Ce type de militantisme se fonde sans doute sur une exigence de dignité, mais dans la pratique il génère le sectarisme et l’exclusion. Pour que soient reconnus les crimes de l’histoire, notamment dans le volet judiciaire, il faut bien faire la preuve du préjudice subi. Cette nécessité conduit inévitablement à lire l’histoire sur le mode de la victimisation, afin d’étoffer un réquisitoire à charge au mépris souvent de la connaissance historique. Ainsi s’élaborent des vérités de l’histoire construites à partir d’irréductibles croyances, comme le souligne l’exemple d’une représentation négative têtue de l’image de Schoelcher par ceux qui ont détruit les statues.
Par un hasard de l’histoire, le déboulonnement des statues de Schoelcher par des militants « réparationnistes » et le mouvement de protestation qui se développe en ce moment aux Etats-Unis après le meurtre par la police d’un homme noir, d’une certaine façon se télescopent. Ces deux événements peuvent être rapprochés si on prend en considération le poids de l’histoire dans la détermination du destin des femmes noires et des hommes noirs.
Cependant, si le sens à donner à la destruction des statues de Schoelcher divise autant les Martiniquais, c’est parce que la valeur éthique de cette forme de protestation est douteuse. A contrario, le caractère universel de la mobilisation qui accompagne le mouvement de protestation aux Etats-Unis, nous autorise à penser que les peuples, dans leur grande sagesse, savent faire la distinction entre des valeurs qui libèrent et celles qui asservissent.