Le 8 mai, en hommage : « Les Derniers »
Pendant le confinement, chaque soir à 18 h sur les réseaux Facebook et Instagram, on a pu voir et écouter une personnalité lire pendant une minute l’extrait d’un récit de vie tiré du livre « Les Derniers ». Le vendredi 8 mai, date anniversaire de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, tous les films ont été diffusés à la suite, à 18 heures, heure de France, sur Facebook ou Instagram. Une trentaine de lectures en intégralité, la diffusion ayant été faite en simultané par la Licra et la Dilcrah. C’était ainsi la dernière étape d’une démarche triple : recueillir et filmer les témoignages des ultimes survivants de la Shoah, les transcrire dans un livre, les faire lire par des acteurs de la société, d’origines, de confessions, de sensibilités différentes, des personnalités qui toutes ont conscience et de la force du projet, et de l’urgence d’agir.
« Les Derniers » est ce livre que Sophie Nahum a écrit à partir des rencontres qu’elle a pu faire. Livre d’histoires et d’Histoire, illustré par des photos d’enfants, de pères, de mères, de grands-parents, d’objets insolites — là une gamelle, là un habit de déporté, des dessins aussi. Un livre qu’on ne lâche pas et qu’on continue de feuilleter comme un album de famille qui devient nôtre.
Les derniers survivants ne sont plus qu’une centaine en France. Ils sont très âgés. Depuis trois ans, Sophie les écoute, les uns après les autres. De ces témoignages recueillis, elle fait de petits films de dix minutes, simples et gratuits, visibles sur le site « Les Derniers ». Plus d’un million d’internautes les ont déjà visionnés — essentiellement sur Facebook. Après les films, le livre connaît les honneurs de nombre de rédactions, presse écrite, radio, télé. Cet engouement peut surprendre. Livres et documentaires de témoignages sur la Shoah ne cessent de paraître, qui ne reçoivent pas forcément cet accueil des médias ou du public — il y a bien sûr quelques exceptions, comme l’extraordinaire récit de la regrettée Marceline Loridan Ivens, « Et tu n’es pas revenu ». Alors pourquoi « Les Derniers », films, livre et lectures, font-ils figure d’évènement, sur un sujet aussi rebattu ?
Les motivations sont plurielles mais se rejoignent. Certes, chacun est bouleversé par les vies qu’il découvre et veut les partager avec le plus grand nombre. Mais cela va plus loin et tient à la démarche même de Sophie Nahum, à laquelle on adhère. Sophie Nahum est documentariste (…). Elle découvre grâce au livre de son grand-père André Nahum, « Young Perez, champion : de Tunis à Auschwitz, son histoire », l’histoire trop peu connue de Young Victor Perez, ce Juif tunisien champion du monde de boxe, déporté et assassiné à Auschwitz en 1943. En 2010, elle rencontre Tomer Sisley qui s’intéresse aussi à Young Perez et ensemble ils vont faire un documentaire : « Young et moi ». Ils recherchent les derniers témoins de la vie du champion. Parmi eux Jacques Altman, avec qui ils se rendent à Auschwitz. Sophie ne sait pas quel ton employer avec lui. Grave ? Solennel ? Mais Jacques est joyeux, la met à l’aise, bien qu’il ne dorme pas de la nuit, et il dévoile les souvenirs qui le hantent. Auschwitz est un lieu vide, Sophie « n’aurait rien ressenti sans sa présence, ses récits, ses explications », confie-t-elle. Après « Young Perez », elle a besoin d’aller plus loin. De rencontrer et écouter d’autres rescapés. Elle réalise à la naissance de ses enfants qu’une fois adultes, ils ne rencontreront jamais de survivants de la Shoah (…). « Je suis d’origine séfarade, je n’ai donc pas hérité directement du traumatisme de la Shoah », dit-elle. En revanche, la famille du père de ses enfants, ashkénaze, a été directement touchée par la Shoah. Elle décide donc d’aller à la rencontre de ces survivants. Le premier, Elie Buzyn, l’accueille en famille et lui souffle avant de partir : « Vous allez devenir le témoin du témoin que je suis ». « Mon sort était scellé », écrit Sophie. Puis ce fut au tour de Ginette Kolinka : « Vous avez de la chance, ce sont les derniers que vous avez là ». « J’avais mon titre », écrit encore Sophie.
L’aventure commence. Trouver des fonds, convaincre, aller vite, l’âge très avancé des Derniers accélère cette course contre la montre. Le dispositif de la rencontre est simple, bienveillant et gracieux : Sophie Nahum se rend au domicile du « témoin »avec son cameraman, comme on va chez des grands-parents, un gâteau au fromage en mains et frappe à la porte, sans rien savoir de lui ou d’elle, ou si peu. Elle s’adresse à lui ou à elle sans pathos, sans ce ton compassionnel qui les a traités trop souvent comme des victimes. Ils racontent « leur » Shoah. Parfois des scènes atroces. Répètent que leurs bourreaux n’étaient pas des fous, mais des êtres humains éduqués, qu’il faut alerter le monde de cela. Évoquent le retour des camps, « l’après », avec pour tout bagage, moins que rien, juste un ticket de métro remis à l’Hôtel Lutétia. Puis ils racontent, la vie reconstruite… le travail, l’amour, les enfants.Tous la remercient. Ils disent : « On nous écoute mais on ne nous comprend pas vraiment. Personne ne peut comprendre. On a l’impression que tout ce qui a été révélé n’a servi a rien. Que l’antisémitisme, la haine, le racisme sont toujours là. On n’a rien appris de l’Histoire .» (…)
Internet est un outil de diffusion formidable. C’est là que les films doivent circuler. Ici, nul besoin d’intermédiaire. « Les Derniers » peuvent y être vus par le plus grand nombre, et cela peut devenir viral. C’est ce qui se passe. Les films sont vus par des centaines, puis des milliers de personnes. « Il faut à présent que chacun s’empare du projet », s’enthousiasme Sophie. « La Shoah n’est pas l’affaire des Juifs, mais de l’Histoire, notre Histoire commune. On doit réinventer des façons d’en parler, de transmettre, il faut une nouvelle approche pour en tirer des leçons, jusque-là ça ne marche pas, le fameux devoir de mémoire non plus. Les Derniers sont une des manières possibles de toucher autrement les jeunes et c’est sans doute ce qui explique leur succès ». Elle explique avoir pris conscience de la nécessité de déplacer le curseur, de montrer ces hommes et ces femmes rescapés non pas seulement comme victimes mais comme autant de héros, non pas à cause de ce qu’ils ont vécus d’horreurs, mais en raison de leur force, de leur courage, de cet héroïsme admirable d’avoir pu construire des vies « après ». Les jeunes qui se considèrent défavorisés, laissés pour compte ou victimes pourraient les prendre comme modèles pour se construire.
Sophie précise : « Il ne s’agit pas pour moi de vouloir faire aimer les Juifs ni de gommer les désaccords ici et là, il s’agit de ne plus aborder la Shoah par la victimisation, les jeunes s’en fichent, ils se sentent aussi victimes que les rescapés, la concurrence victimaire bat son plein. Non, il faut combattre la haine et le racisme sous toutes ses formes en enseignant le processus qui y conduit, rappeler que les Juifs sont le canari de la mine qui annonce le danger. » (…)
Source: Émilie Saadoun, le 7 mai 2020, dans « Causeur ».
Ce 8 avril, on peut lire aussi de poignants témoignages sur le site de « La Dépêche ». Un dossier très intéressant :
https://www.ladepeche.fr/2020/05/08/les-derniers-survivants-de-la-shoah,8878713.php