— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Le sociodidacticien et sociolinguiste haïtien Bartholy Pierre Louis, ancien étudiant de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, a soutenu avec succès en 2015 une magistrale thèse de doctorat intitulée « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique » (tome 1 : 551 pages ; tome 2 : 125 pages). Cette thèse, défendue le 15 décembre 2015 sous le sceau de l’Université européenne de Bretagne (laboratoire « Plurilinguisme, représentations, expressions francophones information, communication, sociolinguistique », PREFics – UFR Arts, lettres, communication (ALC), a été élaborée sous la direction du linguiste Philippe Blanchet, professeur à l’Université́ Rennes 2. Sociolinguiste, spécialiste du plurilinguisme et didacticien de réputation internationale, Philippe Blanchet est l’auteur entre autres de « Les transpositions didactiques », dans Blanchet, P. et Chardenet, P. (dir.), « Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées ». Montréal / Paris, PREFics, Agence universitaire de la Francophonie / Éditions des archives contemporaines, 2011 ; il est également l’auteur de « Politique linguistique et diffusion du français dans le monde », dans Bulot, T. et Blanchet, Ph., « Une introduction à la sociolinguistique (pour l’étude des dynamiques de la langue française dans le monde) », Éditions des archives contemporaines, Paris, 2013.
La thèse de doctorat de Bartholy Pierre Louis, « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique », comprend un résumé en trois langues : créole, français et anglais. La version française de ce résumé se lit comme suit : « Ce travail de recherche basé́ sur une approche empirico-inductive est une description analytique et une synthèse interprétative des pratiques sociolinguistiques haïtiennes à̀ partir des représentations du français et du créole (langues co-officielles). Situé́ largement devant le créole haïtien et l’anglais, le français se trouve au centre de la demande sociale pour son rôle dans l’insertion socioprofessionnelle en Haïti. De par sa fonction de langue seconde par rapport au créole, langue première en Haïti, il génère des phénomènes de discrimination, d’insécurité́ et de sécurité́ dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires. Dans ce contexte, le créole francisé comme indice d’une double identité́ apparente (créolofrancophone) des scolarisés ne peut remplacer le français. L’autogestion de la pluralité́ linguistique haïtienne est alors envisagée dans une sociodidactique de « terrain » afin de réduire l’insécurité́ linguistique et faciliter la réussite éducative. Cette recherche propose comme démarche une « didactique énonciative contextualisée » considérant le français haïtien comme un construit à̀ partir des ressources linguistico-culturelles locales autogérées et partagées et capable de transposer les pratiques quotidiennes extrascolaires des apprenants locuteurs en pratiques scolaires ordinaires pour libérer la parole. »
« Pratiques socio-langagières et éducatives en Haïti, contexte sociohistorique et sociolinguistique » (partie I) ; « Du contexte scientifique à la problématique de la recherche » (partie II) ; « Enquête sociolinguistique en contexte socio-didactique : méthodologie, résultats et interventions » (partie III). Il y a lieu de préciser que la troisième partie consigne la démarche épistémologique du linguiste-chercheur en termes d’enquête de terrain, validant ainsi par la connaissance scientifique l’ensemble du propos contenu dans la thèse. Les trois parties sont suivies de la conclusion générale, d’une bibliographie comprenant des ouvrages spécialisés, des articles de revues, des documents officiels, des ouvrages littéraires et d’une sitographie.
Il y a communauté de vue entre ce diagnostic établi par Bartholy Pierre Louis et le nôtre quant aux dérives idéologiques d’une petite minorité de prédicateurs créolistes pourfendeurs de la langue française en Haïti et défenseurs sectaires du « tout en créole tout de suite ». En effet, dans l’article en deux parties que nous avons publié dans Le National les 20 et 31 août 2017, « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? », nous avons inventorié plusieurs expressions du « populisme linguistique » en Haïti : cette « idéologie linguistique haïtienne » auscultée par Bartholy Pierre Louis dans sa thèse, au motif d’une radicale et légitime défense du créole, s’oppose à la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue biséculaire créole-français. Notre article expose l’enfermement catéchétique promu par quelques prédicateurs créolistes, liés la plupart du temps à certains idéologues de l’Académie créole, enfermement qui va à l’encontre de l’article 5 de la Constitution de 1987 consacrant la co-officialité du créole et du français en Haïti. L’article Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? » renvoie à celui que nous avons préalablement publié à Port-au-Prince dans Le National le 1er août 2017, « Le « monolinguisme » créole est-il une utopie ? », et dans lequel nous avons identifié certaines cautions intellectuelles de l’« idéologie linguistique haïtienne » parmi lesquels le linguiste haïtien Yves Dejean de langue maternelle française. Ainsi, soutenir l’idée, comme le fait Yves Dejean, qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebati », 12 juin 2010) –ou encore que « Fransé sé danjé », (Yves Dejean : revue Sèl, n° 23-24, New York, 1975)–, revient à s’enfermer dans une dommageable myopie historique et idéologique qui pourrait faire obstacle à l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays ainsi qu’à l’ouverture assumée au multilinguisme de notre modernité de sujets parlants. « L’enfermement catéchétique » des prédicateurs créolistes se donne à mesurer également au creux de l’article écrit par Tara García Mathewson, « How Discrimination Nearly Stalled a Dual-Language Program in Boston » (The Atlantic.com, 7 avril 2017), dans lequel pince sans rire le linguiste Michel DeGraff, cité par l’auteure, assène que « We became free in 1804 but THROUGH THE FRENCH LANGUAGE we did remain colonized » (les majuscules sont de nous, RBO). Affirmer de manière aussi fantaisiste que nous sommes restés « colonisés » en raison de l’existence de la langue française en Haïti relève non seulement d’un dommageable canular conceptuel, mais surtout d’une vision extraordinairement pré-scientifique du mode de constitution historique de la République d’Haïti. Pareil rachitisme conceptuel, qui s’adosse aux métamorphoses du révisionnisme historique, entend superposer les effets miroir de la superstructure idéologique par-dessus la réalité historique telle qu’auscultée par les meilleurs historiens qui ont étudié les rapports des classes sociales avant et après l’Indépendance, ainsi que la configuration sociologique de l’État post-1804. (Là-dessus, voir Étienne D. Charlier : « Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne », [1954] rééd. Éditions DAMI, 2009 ; voir aussi Carolyn Fick : « Haïti, naissance d’une nation : la révolution de Saint-Domingue vue d’en bas », Éditions Les Perséides, 2013.) Plus près de nous, dans un « post » émis sur Facebook et daté du 21 mars 2020, le linguiste Michel DeGraff –connu pour la rigueur de plusieurs de ses études sur le créole mais expulsé « macoutiquement » en 2018 de l’Académie créole sans justification crédible de celle-ci–, s’exprime comme suit : « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM. Dokiman sa a se yon atik nan jounal SYANTIFIK Haitian Studies Association (Journal of Haitian Studies). Si kreyòl la ka sèvi pou LASYANS, li ka sèvi nan LEKÒL, nan INIVÈSITE, nan PALMAN tou, kòm sa dwa, san fòs kote, san baryè. Ayiti se yon peyi ENDEPANDAN depi 1804. Nou pa dwe kite lang franse a mete baboukèt nan bouch okenn sitwayen—ni sou ban lekòl, ni nan aktivite pwofesyonèl, ni nan biwo leta, ni nan tribinal, ni nan palman… Ayiti pa fouti devlope si n kontinye ap mete baboukèt sou lang nasyonal nou an. LANG KREYÒL LA SE MOTÈ POU EDIKASYON, LIBERASYON, JISTIS, DEVLÒPMAN, DIYITE AK RESPÈ DWA MOUN ANN AYITI. http://linguistics.mit.edu/…/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch… » / « Le créole est un langage scientifique fort. Ce document est un article dans le journal scientifique Haitian Studies Association (journal des études haïtiennes). Si le créole peut être utilisé pour la science, il peut être utilisé à l’école, à l’université, au parlement aussi, comme juste, sans barrières. Haïti est un pays indépendant depuis 1804. Nous ne devrions pas laisser la langue française mettre le peuple dans la bouche d’un citoyen — ni à l’école, ni au bureau de l’état, ni au parlement… Haïti ne peut se développer si Nous continuons à mettre la folie sur notre langue nationale. La langue créole est le moteur de l’éducation, la libération, la justice, le développement, la dignité et le respect des droits de l’homme en Haïti. http://linguistics.mit.edu/wp-content/uploads/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch dife.pdf ». Plutôt que de plaider pour une véritable didactisation du créole, Michel DeGraff se contente d’un lapidaire « sermon », d’une profession de foi, laissant explicitement entendre que le créole serait –déjà– une langue scientifique de premier plan capable d’exprimer toutes les réalités de la science et de la technique… Pour notre part, nous estimons que dire et penser la science en créole, dans tous les domaines, est nécessaire et s’avère un incontournable impératif historique ; mais cela nécessite en amont la mise en route d’une ample didactisation de la langue créole elle-même et la mise à disposition d’une gamme normalisée et variée d’instruments didactiques pour l’enseignement de la langue et l’enseignement dans la langue créole. C’est donc bien la nécessité de la mise en place d’un tel dispositif de didactisation de la langue créole que réfute Michel DeGraff sous couvert de « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM ». Ce « sermon » identitaire et « nationaliste » est d’ailleurs en phase avec la complaisance
de Michel DeGraff vis-à-vis certaines interventions dans le domaine éducatif du régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe (2011-2015) connu pour sa corruption généralisée, la criminalisation du pouvoir d’État livré aux « bandits légaux » et la dilapidation des caisses de l’État. Ainsi, dans l’article « La langue maternelle comme fondement du savoir : l’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive » (Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017, p. 182), Michel DeGraff assume qu’« Il existe déjà de louables efforts pour améliorer la situation en Haïti, où une éducation de qualité a traditionnellement été réservée au petit nombre. Un exemple récent est le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) lancé par le gouvernement haïtien en 2011 dans le but de garantir à tous les enfants une scolarité libre et obligatoire. » Michel DeGraff ne pouvait pas ne pas savoir que le PSUGO du régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe a été largement décrié en Haïti par de très nombreux enseignants comme l’atteste bien, à la suite d’une enquête fouillée, la série d’articles parus sur AlterPresse en 2014, « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II, III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif ». Le système prédateur et scandaleusement corrompu du PSUGO a également été rigoureusement ausculté par Charles Tardieu, spécialiste des sciences de l’éducation et enseignant-chercheur, dans son article fort bien documenté daté du 30 juin 2016, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti ». Charles Tardieu est aussi l’auteur d’une série de quatre articles sur le PSUGO parus en Haïti sur le site AlterPresse, « Haïti : le PSUGO, une catastrophe programmée (1/4) », 4, 5, 6,7 août 2016).
« L’idéologie linguistique haïtienne » circonscrite par Bartholy Pierre Louis dans sa thèse s’est aussi manifestée en Haïti par la publication en 2018 du livre de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») dont nous avons parlé dans notre article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? » (Le National, 7 juin 2018). Alors même que ce livre n’a eu aucun écho auprès des enseignants et des linguistes en Haïti, il illustre bien le caractère toxique des idées fantaisistes des tenants de « l’idéologie linguistique haïtienne » dont se réclament les idéologues créolophiles, membres ou pas de l’Académie créole. Ainsi, l’une des expressions du fondamentalisme créolophile et de l’aveuglement volontaire se donne à voir dans l’article « Yon sèl lang ofisyèl pou dechouke mantalite nou » (Le Nouvelliste, 31 mai 2018) annonçant la parution en Haïti du livre de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle »), dans lequel celui-ci, membre de l’Académie créole, plaide pour un unilatéralisme linguistique qui entend exclure l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique, le français. L’argumentaire de Gérard-Marie Tardieu, selon le compte-rendu de son livre paru dans Le Nouvelliste, s’articule autour de l’idée de « révolution » à mener sur le chantier linguistique afin que le créole devienne la seule langue officielle d’Haïti : « Se konsa GMT [Gérard-Marie Tardieu] panse fòk gen yon revolisyon ki pou fèt. L ap pèmèt lang ayisyen an ak lang kolon an reprann plas yo kòmsadwa. Sa vle di, lang kreyòl la ap sèl lang ofisyèl nou pandan lang blan franse yo ap desann nan dezyèm plas la. ». On notera au passage que l’article reprend le cliché éculé et xénophobe de la « langue du blanc », la « langue du colon », le français, confortant ainsi la fausse idée que cette langue serait aujourd’hui, en Haïti, une langue « coloniale » et par ailleurs une langue tout à fait étrangère comme l’est le coréen ou le danois. Pour sa part, Bito David –ingénieur-agronome, diplômé en gestion administrative et spécialiste en éducation multiculturelle selon Le Nouvelliste du 18 juin 2014, et qui a publié plusieurs livres en français–, voit dans le fait français en Haïti un « crime », une « aberration », un « virus mental et psychologique » : « Edike yon Ayisyen nan lang franse se yon krim, yon aberasyon, yon mechanste ke anpil nan nou viktim, epi ki lage nou nan yon viris mantal ak sikolojik ki ap minen piti piti tout sa ki ta kapab ede n makonen ak reyalite lavi nou nan koneksyon ak kominote nou, fondasyon n kom yon pep patikilye ak anviwonnman nou. » Ainsi, éduquer un Haïtien en français serait « un crime, une aberration » ; pire : « un virus mental » qu’il faudrait combattre par la « créolisation » du système éducatif en Haïti (Bito David : « Pou kreyolizasyon sistèm edikasyon peyi Ayiti », Facebook, 27 août 2017). « L’idéologie linguistique haïtienne » est donc toxique à tous les étages de l’édifice social, et elle n’arrête pas d’enfermer la réflexion sur la problématique linguistique haïtienne dans le cul-de-sac de la confusion, de l’obscurité de la pensée pré-scientifique et de la mise à l’écart ou de l’ignorance assumée des sciences du langage.
La thèse de doctorat de Bartholy Pierre Louis, « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique » –qui devrait être publiée au format livre afin d’être accessible au plus grand nombre–, est une contribution analytique de premier plan et à jour, qui nous permet de mieux comprendre à partir d’enquêtes de terrain et d’un appareillage théorique de haut niveau la complexité de la situation linguistique haïtienne. Elle conforte le constat que « L’idéologie linguistique haïtienne » prêchée par les idéologues créolophiles, membres ou proches de l’Académie créole, est toxique et va à contre-courant d’un aménagement linguistique en Haïti conforme à la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. En stigmatisant et en diabolisant la langue française en Haïti –plutôt que d’analyser les piètres conditions dans lesquelles elle est enseignée au pays–, les idéologues créolophiles entretiennent la confusion sur la situation linguistique en Haïti, sur les caractéristiques de la cohabitation entre nos deux langues officielles et ils alimentent une « vision » linguistique rachitique enfermée dans les poncifs, les clichés et les généralisations et, en tournant le dos aux sciences du langage, ils s’opposent à l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti. C’est en raison des confusions introduites dans le champ linguistique et éducatif en Haïti par les idéologues créolophiles qu’il convient d’identifier leurs errements toxiques et de les ausculter sans complaisance dans la perspective d’une vision rassembleuse de l’aménagement linguistique au pays (là-dessus voir notre article « L’aménagement du créole et du français en Haïti : promouvoir une vision rassembleuse », Le National, 28 décembre 2017).
Montréal, le 26 mars 2020