Écrire, pour résister !

— Janine Bailly : Textes de Mustapha Dahleb, Ariane Ascaride, Michel Onfray —

En ces temps si tragiques, où chacun enfermé dans sa cellule s’efforce de raison garder, les écrits fleurissent, tant il s’avère qu’ écrire peut être un remède à l’angoisse, à la solitude, à la peur qui, sournoise, s’insinue et ronge… On entend, on lit, on reçoit — et plus encore si l’on fréquente les réseaux sociaux —, tout et n’importe quoi. Du « journal de confinement » assez indécent rédigé par l’écrivaine Leïla Slimani depuis sa chaumière normande et que publie le journal Le Monde, à la lettre si belle de l’actrice engagée Ariane Ascaride lue ce matin sur France Inter chez et par Augustin Trapenard, en passant par ces épanchements anonymes qui courent… sur Facebook par exemple. Voici deux de ces textes, que j’ai d’abord envie de mettre en regard l’un de l’autre, tels qu’ils me sont parvenus, tandis qu’une citation de Michel Onfray viendra clore provisoirement le débat…

À LIRE : Mustapha Dahleb, la plus belle plume tchadienne, a écrit (Mustapha Dahleb est le nom d’auteur du Docteur Hassan Mahamat Idriss): 

https://blogs.mediapart.fr/jecmaus/blog/220320/lhumanite-ebranlee-et-la-societe-effrondree-par-un-petit-machin

L’humanité effondrée et la société ébranlée par un petit machin

Un petit machin microscopique appelé coronavirus bouleverse la planète. Quelque chose d’invisible est venu pour faire sa loi. Il remet tout en question et chamboule l’ordre établi. Tout se remet en place, autrement, différemment.
Ce que les grandes puissances occidentales n’ont pu obtenir en Syrie, en Lybie, au Yemen, …ce petit machin l’a obtenu (cessez-le-feu, trêve…).
Ce que l’armée algérienne n’a pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (le Hirak à pris fin).
Ce que les opposants politiques n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (report des échéances électorales…).
Ce que les entreprises n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (remise d’impôts, exonérations, crédits à taux zéro, fonds d’investissement, baisse des cours des matières premières stratégiques. ..).
Ce que les gilets jaunes et les syndicats  n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu ( baisse de prix à la pompe, protection sociale renforcée…).
Soudain, on observe dans le monde occidental le carburant a baissé, la pollution a baissé, les gens ont commencé à avoir du temps, tellement de temps qu’ils ne savent même pas quoi en faire. Les parents apprennent à connaître leurs enfants, les enfants apprennent à rester en famille, le travail n’est plus une priorité, les voyages et les loisirs ne sont plus la norme d’une vie réussie.
Soudain, en silence, nous nous retournons en nous-mêmes et comprenons la valeur des mots solidarité et vulnérabilité. 
Soudain, nous réalisons que nous sommes tous embarqués dans le même bateau, riches et pauvres. Nous réalisons que nous avions dévalisé ensemble les étagères des magasins et constatons ensemble que les hôpitaux sont pleins et que l’argent n’a  aucune importance. Que nous avons tous la même identité humaine face au coronavirus.
Nous réalisons que dans les garages, les voitures haut de gamme sont arrêtées juste parce que personne ne peut sortir.
Quelques jours seulement ont suffi à l’univers pour établir l’égalité sociale qui était impossible à imaginer.
La peur a envahi tout le monde. Elle a changé de camp. Elle a quitté les pauvres pour aller habiter les riches et les puissants. Elle leur a rappelé leur humanité et leur a révélé leur humanisme.
Puisse cela servir à réaliser la vulnérabilité des êtres humains qui cherchent à aller habiter sur la planète mars et qui se croient forts pour clôner des êtres humains pour espérer vivre éternellement.
Puisse cela servir à réaliser la limite de l’intelligence humaine face à la force du ciel.
Il a suffi de quelques jours pour que la certitude devienne incertitude, que la force devienne faiblesse, que le pouvoir devienne solidarité et concertation.
Il a suffi de quelques jours pour que l’Afrique devienne un continent sûr. Que le songe devienne mensonge.
Il a suffi de quelques jours pour que l’humanité prenne conscience qu’elle n’est que souffle et poussière.
Qui sommes-nous ? Que valons-nous ? Que pouvons-nous face à ce coronavirus ? Rendons-nous à l’évidence en attendant la providence.Interrogeons notre « humanité » dans cette « mondialité » à l’épreuve du coronavirus.
Restons chez nous et méditons sur cette pandémie. 

Aimons-nous vivants !

Comme en réponse à cette phrase extraite du texte ci-dessus (texte par ailleurs plein d’humanité) : « Quelques jours seulement ont suffi à l’univers pour établir l’égalité sociale ». Vraiment ? La crise ne serait-elle pas plutôt révélatrice des inégalités sociales ?

Certes le virus rappelle, aux riches comme aux pauvres, leur humaine finitude, mais nul ne peut nier qu’il est plus facile de se protéger si l’on est riche… L’utopie paraît ici naïve… Alors, pour ceux qui aujourd’hui penseraient, ou diraient, ou écriraient que nous sommes égaux devant ce virus, que cette crise a établi l’égalité sociale, voici ce que disent l’actrice Ariane Ascaride et le philosophe Michel Onfray.

À LIRE OU ÉCOUTER, sur France Inter, Ariane Ascaride, les mots qui font venir l’émotion.

https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-26-mars-2020?xtmc=Ascaride&xtnp=1&xtcr=1

Bonjour « beau gosse »,

Je décide de t’appeler « Beau gosse ».
Je ne te connais pas.
Je t’ai aperçu l’autre jour alors que, masquée, gantée, lunettée, j’allais faire des courses au pas de charge, terrifiée, dans une grande surface proche de ma maison.
Sur mon chemin, je dois passer devant un terrain de foot qui dépend de la cité dans laquelle tu habites et que je peux voir de ma maison particulière pleine de pièces avec un jardin. Je suis abasourdie de vivre une réalité qui me semblait appartenir à la science fiction.
À mon réveil chaque jour je prends ma température, j’aère ma maison pendant des heures au risque de tomber malade, paradoxe infernal et ridicule. La peau de mes mains ressemble à un vieux parchemin et commence à peler, je les lave avec force et savon de Marseille toutes les demie heures. Si je déglutis et que cela provoque une légère toux, mon sang se glace et je dois faire un effort sur moi-même pour ne pas appeler mon médecin. Je n’ai d’ailleurs pas fui en province pour rester proche de lui.
Je deviens folle ! Sortir me demande une préparation mentale intense, digne d’une sportive de haut niveau, car pour moi une fois dehors tout n’est que danger !
Et c’est dans cet angoissant état d’esprit, que je t’ai vu, loin, sur ce terrain de foot, insouciant, jouant avec tes copains, vous touchant, vous tapant dans les mains comme des chevaliers invincibles protégés par le bouclier de la jeunesse. Vous étiez éclatants de sourire, d’arrogance, de vie mais peut-être aussi porteurs de malheurs inconscients.
Si vous étiez dehors, c’est qu’il n’est pas aisé d’être je ne sais combien dans un appartement toujours trop étroit, c’est invivable et parfois violent.
Vos parents travaillent, eux, toujours, à faire le ménage dans des hôpitaux sans grande protection ou à livrer toutes sortes de denrées et de colis que nous récupérerons prudemment avec nos mains gantées après qu’ils ont été posés devant nos portes fermées. Prudence oblige.
Bakari, je suis née dans un monde similaire au tien je n’ai eu de cesse de l’avoir toujours très présent dans mon cœur et ma mémoire, et je n’ai eu de cesse de le célébrer et d’essayer de faire changer les choses.
Aujourd’hui je te demande pardon, à toi porteur sain certainement qui risque d’infecter l’un des tiens. Je te demande pardon de ne pas avoir été assez convaincante, assez entreprenante, pour que la société dans laquelle tu vis soit plus équitable et te donne le droit de penser que tu en fais partie intégrante.
Tout ce que je dis aujourd’hui, tu ne l’entendras pas, car tu n’écoutes pas cette radio.
Je voudrais juste que tu continues à exister, que ta mère, ton père, tes grands-parents continuent à exister, à rire et non pleurer.
Je ne sais pas comment te parler pour que tu m’entendes : je suis juste une pauvre folle masquée, gantée, lunettée, qui passe non loin de toi et que tu regardes avec un petit sourire ironique car tu n’es pas méchant, tu es simplement un adolescent qui n’a pas eu la chance de mes enfants.

Ariane Ascaride

À LIRE, sur son site, MICHEL ONFRAY : le philosophe nous rappelle, avec sa verve habituelle,  comment vivent, en ces temps de confinement, les “territoires perdus” de la République

« … depuis chacun vit chez soi confiné dans une cellule. L’ennemi effectue sa sale besogne. Pour ceux qui habitent des prisons dorées, tout va bien ; pour les autres, c’est le cloaque, le cul-de-basse-fosse ».

https://michelonfray.com/interventions-hebdomadaires/faire-la-guerre?mode=video

Fort de France, le 26 mars 2020