— Par Michel Herland —
L’élection de Nicolas Sarkozy, venant après deux mandats Chirac qui ne furent pas marqués par des succès éclatants sur les plans économique et social, est le signe d’une faiblesse profonde de la gauche. Comme en 2002, l’usure de la droite au pouvoir n’a pas suffi à réaliser l’alternance. La sociologie de la France étant ce qu’elle est, la victoire n’apparaît possible en effet, à gauche, que si trois conditions sont réunies: un candidat (ou une candidate) suffisamment charismatique, un programme mobilisateur, une stratégie en phase avec le rapport des forces en présence. Ce fut le cas en 1981 avec François Mitterrand, le programme commun et l’union de la gauche. Mais aujourd’hui aucune personnalité ne semble en mesure d’entraîner derrière elle les socialistes et, au-delà, de rassembler tous les Français qui ne se situent pas irréductiblement à droite; le Parti socialiste peine à produire un programme à la mesure des enjeux du moment; quant à la stratégie à même d’élargir la base électorale, elle est apparue aussi hésitante que fluctuante.
En attendant l’émergence du leader capable de conduire la gauche à la victoire, il est permis de réfléchir sur le programme et la stratégie. Les deux sont évidemment liés. En 1981, les nationalisations avaient permis le ralliement des communistes. En 2007, compte tenu de la maigreur de la réserve de voix à la gauche du PS, c’est du centre, à l’évidence, qu’il convient d’attendre des voix supplémentaires. Ceci impose un tournant sans ambiguïté vers la social-démocratie. Beaucoup sans doute, au PS, l’ont compris. Jusqu’ici, pourtant, ils sont peu nombreux ceux qui ont osé le dire clairement. C’est dommage, car la principale difficulté que doit affronter le PS ne se situe pas à ce niveau. Les « archaïques » de gauche, tous ces électeurs potentiels que le parti craint d’effaroucher, et qui, de ce fait, bloquent son évolution, ne sont pas en effet des partisans de la révolution. Ce n’est pas l’idéologie sociale-démocrate qui les gêne, mais, plus prosaïquement, la mise en cause de certains droits (les « avantages acquis »).
Ainsi, allonger la durée des cotisations de retraite en réponse aux évolutions démographiques n’a rien à voir avec l’idéologie. Par contre cela touche à l’évidence les intérêts de tous les actifs obligés de travailler plus longtemps qu’ils ne l’avaient prévu. Autre exemple, la réforme de l’école publique est indispensable. Pour la rendre plus efficace, il faudra que les professeurs travaillent autrement, peut-être même plus longtemps (puisqu’il est avéré que le coût de l’enseignement secondaire est chez nous plus élevé que dans des pays comparables pour un rendement moindre). Exiger des fonctionnaires, parmi lesquels les professeurs, qu’ils fonctionnent plus efficacement ne contredit aucune idéologie politique, par contre cela risque de déranger quelques habitudes. Le service minimum dans les services publics relève d’une logique voisine. Certes, le service minimum étant clairement une atteinte au droit de grève, il apparaît de ce fait contraire à l’idéologie de gauche. Cependant il n’est pas conforme à cette même idéologie de laisser aux salariés d’un monopole les avantages que la gauche refuse sans hésitation aux patrons monopoleurs. Car les inconvénients pour le consommateur, qui ne peut se tourner vers un autre producteur, sont les mêmes. Le combat pour le maintien de la gratuité et du libre accès à l’université n’est pas non plus un combat de gauche. Son résultat le plus clair est la baisse du niveau des études et la dévalorisation des diplômes. Ces derniers ne jouant plus correctement leur rôle de filtre à l’entrée du marché du travail, beaucoup de diplômés, ceux en particulier qui manquent des « connexions » nécessaires, constatent que le diplôme ne leur garantit nullement l’accès à l’emploi qu’ils espéraient.
Pour preuve que tous ces exemples n’ont pas grand-chose à voir avec l’idéologie, on trouve des pays de tradition sociale-démocrate (et non libérale) où la retraite se prend plus tard que chez nous, où le service des professeurs compte davantage d’heures de cours et de présence effective dans l’établissement, où les fonctionnaires et employés des services publics n’ont pas le droit de faire grève, où les universités sont payantes (mais les bourses suffisantes pour les étudiants méritants) et pratiquent la sélection à l’entrée, etc. Le Parti socialiste devrait donc être capable d’expliquer que les avantages acquis sont en réalité les privilèges de quelques-uns, incompatibles avec la justice sociale.
Il va de soi que si le PS décidait de faire du combat pour la justice sociale son objectif prioritaire, il devrait commencer par expliquer les avantages d’une société décente, où tout le monde est traité avec équité, où les passe-droits sont bannis, où personne ne bénéficie d’avantages injustifiés, où chacun connaît les droits de tous et les respecte parce qu’ils ne sont jamais déraisonnables. Ce faisant, le PS devrait annoncer clairement qu’il a abandonné la lutte des classes, qu’il n’entend plus asseoir la domination d’une classe sur les autres mais qu’il propose au contraire d’instaurer une société consensuelle où chacun trouve la place qu’il mérite par ses efforts et qui n’abandonne pas ceux qui sont dans le malheur, sous prétexte qu’ils ont été victimes des accidents de la vie ou qu’ils n’ont pas reçu, à la naissance, les dons suffisants pour surmonter les difficultés de l’existence.
Transformer la France en un pays où l’on respecte les droits élémentaires des uns et des autres suppose de s’attaquer à tous les privilégiés. De la suppression des niches fiscales à celle des subventions indues, en passant par la mise en place de mesures énergiques en faveur de l’égalité des chances, visant des objectifs chiffrés, le champ est large qui permettrait de montrer que les socialistes ne sont les ennemis de personne, qu’ils combattent simplement les injustices, où qu’elles soient. On ne saurait néanmoins se dissimuler la difficulté fondamentale d’un tel exercice. A supposer en effet que la majorité des Français se laisse séduire par un changement de société tel que nous venons de le décrire, un obstacle se présente immédiatement. Le passage de la lutte des classes au consensus suppose que la répartition des revenus soit considérée généralement comme équitable, ce qui exige des personnes les mieux placées sur l’échelle sociale (des patrons d’entreprise aux footballeurs) qu’elles acceptent une limitation de leurs gains. Si ce n’est pas le cas – et sans s’attarder sur le sort des équipes de foot – le risque est réel de voir partir les sièges des plus grandes entreprises à l’étranger avec les pertes d’emploi et de substance fiscale que cela entraînerait. Or l’équité ne se décrète pas. C’est une attitude morale qu’un peuple a ou n’a pas et qui résulte de son histoire, de sa religion, etc. Si la loi peut instaurer les règles d’un jeu équitable pour les citoyens du pays, elle ne peut rien contre ceux qui décident de transporter ailleurs leurs pénates. La gauche devra faire avec cette contrainte.
La mobilité des capitaux a des conséquences encore plus lourdes pour la gauche. La mondialisation instaure dans les vieux pays industriels (ce n’est pas la même chose dans les pays émergents) un rapport de forces défavorable au travail et favorable au capital. Chassez la lutte des classes, elle revient au galop ! Comment instaurer l’équité fiscale, taxer davantage les profits par exemple, dans un monde où les capitaux circulent librement ? Aucun pays n’envisage de s’abstraire du mouvement général de la globalisation économique, car les coûts en matière de niveau de vie seraient prohibitifs. Or il y a un lien pour ainsi dire consubstantiel entre la mondialisation (la liberté des échanges extérieurs) et le renforcement de l’influence du libéralisme économique à l’intérieur de chaque pays. A partir du moment où les salariés ne peuvent plus être protégés contre la concurrence d’origine étrangère, ils se retrouvent contraints à plus ou moins brève échéance d’accepter des infléchissements des règles du marché du travail dans le sens d’une plus grande flexibilité. Refuser cette évolution, comme la France s’y est jusqu’ici évertuée, c’est simplement conforter la situation des salariés titulaires de contrats à durée indéterminée par rapport aux employés en CDD, tout en réduisant les chances pour les chômeurs de trouver ou de retrouver un emploi.
Le défi posé par une telle situation s’apparente à première vue, pour un parti de gauche, à la quadrature du cercle. Comment apparaître « progressiste » tout en soutenant une politique qui va à l’encontre des droits élémentaires des travailleurs : stabilité de l’emploi, indemnisation du chômage, etc. ? Il ne s’agit plus désormais de s’attaquer aux avantages acquis des salariés des monopoles, ou des fonctionnaires, mais de dégrader la situation objective d’un grand nombre de travailleurs qui n’ont aucune raison de se considérer comme des privilégiés. Une telle ligne politique nous semble malgré tout tenable, à condition de montrer qu’elle est la seule conforme aux objectifs d’équité et d’efficacité affichés par la gauche. Avec un peu de pédagogie il doit être possible de convaincre les Français que notre fameux « consensus en faveur du chômage », relevé par maints observateurs, est inique, que la réduction du chômage doit devenir la priorité effective et qu’il est absurde de refuser les enseignements des expériences étrangères réussies en matière d’emploi.
Cela étant, les mesures libérales en direction du marché du travail ne seront pas à elles seules suffisantes. L’idéologie interventionniste de gauche trouve ici une large carrière. Au plan intérieur, une politique volontariste est nécessaire pour accompagner la mutation de l’industrie française – à commencer par les PME – vers des spécialisations susceptibles de lui procurer des avantages concurrentiels. Au plan européen, un parti de gauche sera parfaitement légitime en réclamant à nos partenaires une politique commerciale plus réaliste, qui, sans fermer les frontières, se montre davantage protectrice des producteurs et des emplois européens.
L’égalité des chances, déjà évoquée, est un autre instrument au service de la politique de l’emploi. L’égalité des chances à l’école, tout d’abord, qui seule peut éviter de voir arriver sur le marché du travail tant de jeunes « inemployables » parce qu’ils n’ont tout simplement pas reçu l’éducation et l’instruction suffisantes. A l’embauche, ensuite : il est parfaitement conforme aux idéaux de gauche que, à qualification égale, chacun ait les mêmes chances d’obtenir un emploi, quelle que soit la couleur de sa peau ou sa religion.
Cette égalité doit-elle pour autant être ouverte à tous, quelle que soit leur origine ? La gauche ne peut faire l’impasse sur la douloureuse question de l’immigration. Douloureuse parce qu’elle soulève la contradiction entre l’idéal universaliste d’un côté et l’indispensable réalisme de l’autre. La générosité voudrait qu’on accueille tous ceux qui se présentent à notre porte. Le réalisme ordonne de commencer par donner un emploi à ceux qui sont déjà là[1]. La solution présentée habituellement à ce dilemme – aider les pays du tiers-monde de telle sorte que leurs ressortissants n’aient plus envie de les quitter – n’est malheureusement pas… réaliste : des décennies d’aide au développement n’ont pas suffi à mettre fin à la misère et à l’émigration. La gauche se voit néanmoins contrainte de limiter l’immigration si elle veut obtenir des résultats sur le plan de l’emploi et équilibrer les comptes sociaux. Cela ne devrait pas l’empêcher d’adopter une attitude volontariste envers les pays du tiers-monde, en particulier ceux du fameux « pré carré » français ! Elle devrait s’imposer et s’efforcer d’imposer à nos partenaires des pratiques plus conformes avec son idéal de justice et son passé internationaliste, c’est-à-dire arrêter de soutenir les régimes sanguinaires et corrompus, et, s’il n’y a pas de forces politiques dans tel ou tel pays pour soutenir un gouvernement digne de ce nom, mettre provisoirement le pays sous tutelle internationale, le temps d’y acclimater des institutions décentes, favorisant l’enrichissement de tous plutôt que d’une minorité sans foi ni loi, et respectueuses des plus faibles.
En conclusion, on rappellera que l’attention envers les plus faibles doit être l’un des premiers soucis de la gauche au-dedans comme au-dehors. La politique d’égalité des chances, même menée avec toute la détermination souhaitable, est impuissante chaque fois que les inégalités ne sont pas d’origine sociale. Il revient alors à un régime soucieux d’équité de garantir à ceux qui souffrent de handicaps des conditions d’existence aussi dignes que faire se peut.
1] Ce qui suppose, accessoirement, qu’on arrête toute complaisance à l’égard du travail clandestin, lui-même directement lié à l’immigration clandestine.
Michel Herland, professeur d’Economie à l’UAG