— Par Yves-Léopold Monthieux —
Pour les partisans de l’autonomie de l’article 74, le maintien par l’Etat des pouvoirs régaliens était la parade parfaite contre toutes les dérives du statut annoncé. Dès lors que l’Etat garderait ses pouvoirs de police, de justice et de défense, il n’y aurait plus rien à craindre. C’était, à côté de l’idée qu’il était débile d’avoir deux collectivités sur un si petit territoire, l’argument-massue de la campagne électorale. Après le refus du « 74 » et la limitation du changement au périmètre de l’article 73, cet argument parut encore plus évident, alors que le millefeuille administratif allait s’enrichir de trois communautés d’agglomérations.
Passer du discours aux actes : c’est vous qui nous avez endoctrinés…
On sait pourtant que les fonctions régaliennes ont toujours été la pierre d’achoppement entre les Martiniquais attachés à la France et ceux qui revendiquent la rupture, partielle ou absolue, immédiate ou différée, réelle ou simulée. En conséquence, on pouvait croire que les seconds ne se satisferaient pas d’un statut où l’Etat garderait ces pouvoirs. Le PALIMA, parti indépendantiste, n’estimait-il pas que même en cas d’autonomie il y avait nécessité de les transférer au pouvoir local ? Finalement, peu désireux de se mêler d’ordre public, les partisans de la rupture ont compris le bénéfice politique à tirer du maintien de ces compétences par le préfet. Autant en faire un levier de contestation politique contre l’Etat français, sa « justice coloniale », sa « police coloniale » et son « armée coloniale », qui en font trop ou qui n’en font pas assez. Qu’importe que des « activistes » portent atteinte à l’économie et à la paix sociale ; « qu’on ne compte pas sur moi pour faire intervenir la police », proclamait un président de collectivité qui, par cette formule, suggérait au préfet la décision à prendre.
On explique volontiers le silence des élus par les futures élections municipales. Certes, c’est basique, il ne faut pas effrayer l’électeur. Trop basique, même, cette cause n’est que partiellement vraie, les raisons de ce mutisme étant plus structurelles que conjoncturelles. Car loin d’être un incident isolé, cette affaire de l’aéroport Aimé Césaire est un épisode de plus de la mise en œuvre d’un discours politique développé pendant des décennies. Tout se passe comme si des apprentis-sorciers, aujourd’hui sans voix, se retrouvaient dépassés par leurs disciples, ces diables d’activistes panafricains. C’est ainsi que ces élus et partis politiques se taisent, espérant simplement que le préfet se « mouille » et que la répression leur redonne motif à s’indigner. En effet, si ces élus s’expriment, il y a pour eux le risque d’effet boomerang de la part des activistes : « c’est vous qui nous avez endoctrinés, pourraient-ils dire, vous ne pouvez pas nous reprocher de passer du discours aux actes ».
C’est à l’aune de cette doctrine politique qu’il convient d’analyser le dernier épisode de l’aéroport où, faute d’Italiens à refouler, on s’est contentés d’Allemands, sur l’air de « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! ». C’est ainsi que les activistes noiristes sont passés du chloredecone au coronavirus, puis du Béké au délit de faciès.
Le « pas de vagues » prend le pas sur l’ordre public et sur le droit
Reste que, se sachant attendues au coin de la rue, les autorités administratives et judiciaires hésitent. Le « pas de vagues » prend le pas sur l’ordre public et sur le droit. Les irrégularités prospèrent, des entorses à la paix sociale prennent racine, des décisions judiciaires se font attendre – certaines surprennent. Tandis que les élus sont muets, qui s’effraient du succès de leurs discours, et que la majorité silencieuse qui ne sait plus à quels saints se vouer devient compréhensive voire permissive aux comportements les plus excessifs. Bref, une culture s’installe, s’est installée, en marge du droit. Une drôle de société prend corps : elle n’est pas de conjoncture mais un résultat. S’écartant de la Guyane et de la Guadeloupe, elle tend vers une manière de haïtianisation.
Enfin, en indépendantiste impatient, Raphaël Confiant déplore que « tout ce cirque est donc anti-indépendantiste objectivement parlant ». Cette assertion laisse perplexe. Elle ne se justifierait que dans l’hypothèse faussement entretenue que l’indépendance ne peut procéder que de la volonté du peuple. Or le militant prévoit en même temps que si les Martiniquais étaient consultés par referendum, leur refus de l’indépendance atteindrait peut-être 90% des suffrages. Ainsi, ses doutes seraient au moins aussi grands quant à la perspective de l’indépendance de la Martinique que profond son souhait d’y parvenir. Soyons rassurés, l’écrivain ne périra pas de ce grand écart qui n’est qu’apparence.
En réalité cette référence à la décision souveraine du peuple est un leurre qui fait suite aux deux précédents : le leurre du referendum de 2010 où les électeurs ont vu la suppression du département contre laquelle ils s’étaient prononcés, le leurre du pouvoir régalien que l’Etat a grand-peine à exercer. L’ancien élève de sciences politiques ne peut pas ignorer que la légitimité des partisans de la rupture est aujourd’hui suffisamment affirmée par le vote populaire pour qu’il ne soit pas besoin de s’embarrasser de celle d’un électorat schizophrène.
Fort-de-France, le 3 mars 2020
Yves-Léopold Monthieux