— par Janine Bailly —
Pour la cinquième année, de concert en concert accrochant sa partition singulière au paysage musical de l’île, le sextuor Jane Tonix trace avec bonheur son chemin de ritournelles. Un chemin qui l’a mené, ce samedi 29 février — date exceptionnelle s’il en fut — jusqu’au théâtre Aimé Césaire, devant une salle comble et bientôt conquise ! Cinq filles et un garçon, que l’on pressent liés par une belle complicité. Et les regards de connivence échangés ne nous démentiront pas ! Assorties au costume du garçon, cinq petites robes déclinant dans cinq coupes différentes la couleur noire, élégance féminine à la Coco Chanel. Sur scène, un plateau légèrement surélevé, estrade où se tenir, où monter, d’où descendre au devant du public ou vers un espace réservé côté jardin : là attendent sur un guéridon six verres et une carafe ; le groupe parfois s’y tiendra, dans un instant de repos, pour s’y rafraîchir d’eau, et comme dans un bistro s’y rencontrer. Car pour ceux qui connaissent par avance Jane Tonix, la surprise est bien dans la forme nouvelle donnée au concert par Guillaume Malasné, metteur en scène talentueux de L’autre Bord Compagnie.
Ni théâtre tout à fait ni concert seulement, soutenu par le jeu des lumières, animé aussi mais sans que cela soit pesant d’une volonté de nous instruire sur cette forme de chant a cappella nommée « barbershop », coupé par des textes dits en voix off ou sur le plateau et qui apportent entre les chansons une respiration bienvenue au sextuor autant qu’au public, le spectacle est une forme d’art à part entière, où « la position des corps, les gestes et les déplacements entrent en jeu », me confiera Guillaume, et il dira aussi combien fut assidu le travail, à la table ou dans l’espace, ensemble ou séparément ; me confirmera l’impression ressentie, que ces moments de pause et de paroles créent des impressions particulières, qu’ils permettent de visualiser des lieux et ressentir des atmosphères. Ainsi de « California Dreamin′ », j’ai imaginé une petite chambre froide, sous la neige à New-York, et l’on voudrait l’échanger contre une Californie rêvée… « Barbershop Harmony », une représentation de forme sans doute inédite à la Martinique.
Du barbershop, né au début du vingtième siècle aux USA quand, en attente chez le barbier afro-américain, les hommes s‘organisaient en quatuors pour reprendre les mélodies populaires, Jane Harris qui chante tout en dirigeant le chœur, adopte la technique vocale basée sur les voix seules, sans le secours d’aucun instrument, ainsi que la technique d’harmonisation. Le barbershop — nous apprend Rodolphe majoritairement en charge de nous donner de courtes “notices explicatives” non dénuées d’un humour de bon aloi —, le barbershop qui passant de la rue à la scène avait connu son heure de gloire, était tombé en sommeil à l’arrivée triomphante de la radio. Demeuré pourtant vivace dans les âmes nostalgiques, il se mit à renaître au milieu du siècle dernier. Ainsi entendrons-nous des airs traditionnels, en langue anglaise, mais aussi une variété de chansons composites, en français, en portugais par exemple, le répertoire de Jane Tonix s’enrichissant de cette diversité intelligente. On n’oubliera pas la tendresse revisitée de nos airs d’autrefois, un peu délaissés mais non tombés aux oubliettes du temps, « Mon amant de Saint-Jean », « Le petit bal perdu » interprété par Bourvil ou Juliette Gréco ; ou le clin d’œil au cinéma, avec la reprise de « Manhã de Carnaval », chanson issue du film musical « Orfeu Negro » réalisé par Marcel Camus à partir d’une pièce de Vinicius de Moraes, et Palme d’or au Festival de Cannes en 1959 ; ou plus près de nous en 2001, « Tu es mon autre », que chantèrent en duo Lara Fabian et la regrettée Maurane.
On ne saurait citer tout ce que l’on vit et entendit ce soir-là. Pour ma part, je retiendrai donc : ce petit “cours” vivant sur fond de notre comptine d’enfance « Au clair de la lune », par lequel Jane Harris fait comprendre la différence entre deux types d’harmonisation, l’ordinaire la plus courante et la “barbershop”; le texte tiré de France-Antilles, et qui précède la si douce chanson créole « Famn Matinik dou », texte par lequel en 2018 la fille de Francisco réhabilite son chanteur de père, parfois taxé de “doudouisme” par quelques mauvais esprits ; l’anecdote des œufs brouillés, liée aux Beattles et à leur « Yesterday », et qui serait à la source de « la chanson la plus diffusée sur les ondes des radios américaines » ; la conversation sans paroles, échange en syllabes chantées et marchées, pourtant si expressive ; enfin, pour le sourire, ce « Requiem des motards » qui si bien sonne, en « Kyrie eleison et Harley Davidson », par les voix de Louise, Sophie, Ariane, Hélène, Jane et Rodolphe. Des voix qui, pendant plus d’une heure, pour notre plus grand plaisir se complètent, se répondent, s’enroulent les unes aux autres. Et comme par magie, de la mélodie d’ensemble se détache chacune d’elles, reconnaissable, avec son timbre particulier, comme sur le fond d’une tapisserie se révèleraient à nos yeux les motifs brodés, hauts en couleurs !
Élégant, souriant et convivial jusqu’au bout, le groupe vocal Jane Tonix nous offre, dans le hall du théâtre Aimé Césaire, un bien agréable moment d’échanges autour d’un verre, et dans celui-ci il sera permis de mettre autre chose que de l’eau claire !
Fort-de-France, le premier mars 2020
Photo Paul Chéneau