La rétrospective du Centre Pompidou consacre la dernière période, la plus décriée, mais la plus actuelle
— |
.En 1980, après l’ouverture de sa première rétrospective au Centre Pompidou, Salvador Dali (1904-1989) adresse au conservateur Daniel Abadie, qui en est le commissaire, une lettre où il est question de Meissonier, de Proust, des pommes » concaves » de Cézanne, et de Gala, » par qui et pour qui existe – sa – peinture « .
On y trouve aussi une prédiction à propos de ses » récentes peintures stéréoscopiques (…) qu’il faudra quand même au moins cinq ans pour commencer à apprécier « . Prédiction hasardeuse, pas encore vérifiée aujourd’hui. Mais le plus remarquable de cette lettre est qu’elle a pour auteur un artiste de 76 ans, dont la célébrité est mondiale depuis longtemps et qui a cependant pour principale préoccupation la défense de ses derniers travaux. Il lui serait plus simple de s’en tenir à ce qu’il est depuis plus d’un demi-siècle, l’incarnation spectaculaire et grand public de l’artiste extravagant.
» Le grand masturbateur » (détail), 1929
Mais non. Il ne saurait s’en satisfaire. En 1980, cela fait trois décennies qu’il vagabonde dans toutes sortes de directions. Depuis aussi longtemps, ceux qui, à commencer par André Breton, s’en tiennent à la définition originelle du surréalisme comme » automatisme psychique « , le considèrent comme un pitre dans le meilleur des cas et, dans le pire, comme un renégat corrompu. Il le sait et s’ingénie à aggraver sa mauvaise réputation. Difficile de ne pas se demander pourquoi et pour quels résultats.
La rétrospective actuelle pose implicitement la question et, par sa présentation et par l’équilibre qu’elle établit entre les divers moments de l’oeuvre, elle y répond en soutenant, à rebours des idées reçues, que le second Dali, après 1945, n’est pas moins intéressant que le premier. Aussi est-elle divisée en deux parties égales, deux longs espaces qu’aucune cimaise ne barre et que ponctuent des kiosques carrés où sont accrochés petites toiles et dessins dans la première partie, et montrés dispositifs optiques et films dans la seconde.
Entre ces galeries parallèles se logent la section consacrée à ses essais au théâtre et au cinéma, l’installation qui, vue à distance, compose un portrait de Mae West, sex symbol hollywoodien, et une salle de projection pour l’Autoportrait mou de Salvador Dali tourné en 1966 par Jean-Christophe Averty à Portlligat avec le » divin génie » déchaîné et Gala rechignée. Le simple fait de récapituler ainsi tout Dali sans distinction, y compris le plus discutable, distingue cette rétrospective de toutes celles qui l’ont précédée. Quoi que l’on pense de l’artiste et du personnage, elle les rend tous deux intéressants, autant le précurseur de Koons que le surréaliste.
Classiquement historique, la première partie présente Dali de ses débuts à la seconde guerre mondiale. Il commence par traverser postimpressionisme et symbolisme, puis passe plus de temps à comprendre et pasticher le cubisme de celui qui a été, sa vie durant, son cauchemar, Picasso. En 1928, après avoir regardé Mir, Ernst et Tanguy, il peint Les Efforts stériles et La Vache spectrale, et devient d’un coup Salvador Dali, surréaliste. La rapidité de sa mutation intrigue d’autant plus que, presque aussitôt, il trouve sa manière, fondée sur la prolifération des éléments, l’élasticité et la mutabilité des éléments. Sur la toile, transparence, ombres et métamorphoses permettent à une matière picturale fluide d’être à la fois cheval et pierre, haricots bouillis et entrailles, pain et phallus. Sur le papier, la ligne glisse du nu au nuage, du globe du sein au globe oculaire.
Jamais la définition des choses figurées n’est stable, car, selon Dali, la perception n’est qu’une suite d’associations et de confusions irrépressibles. Elle est sans cesse troublée par rêves, angoisses, phobies et désirs. La perception de son corps obsède Dali, et il cherche les moyens d’une vision intérieure au sens littéral des mots : voir ce qui est à l’intérieur de lui, l’organique et le psychique, évidemment inséparables et s’influençant. Vers 1932, il commence la rédaction d’un manifeste théorique qui se nommerait Expérimentations sur la perception objective.
Or l’expérimentation, par définition, ne peut être que sans fin – L’Enigme sans fin est le titre d’une toile majeure de 1938. Elle ne peut se limiter à une méthode, pas même à la méthode » paranoïa critique » de 1935. Si elle s’arrête, ce sera une limitation, le début du plagiat de soi-même.
Philippe Dagen
Dali.
Centre Pompidou, Paris 4e. Du mercredi au lundi de 11 heures à 22 heures, du jeudi au samedi jusqu’à 23 heures, le dimanche à partir de 10 heures. Jusqu’au 25 mars. Entrée : 13 €.
Centrepompidou.fr.
Catalogue : éd. Centre Pompidou, 384 p., 49,90 €.
Un hors-série pour tout savoir (ou presque)
Dali, mieux que quiconque, a compris et incarné le XXe siècle. Dans ce hors-série que Le Monde publie à l’occasion de la rétrospective organisée par le Centre Pompidou, à Paris, Catherine Millet, critique d’art et écrivain, nous explique pourquoi l’artiste catalan est toujours d’avant-garde. Et Dali lui-même s’y décrit en sauveur de la peinture du néant de l’art moderne…
» Dali, l’énigme sans fin « , 100 p., 7,50 euros, en kiosque.