— par Michel Pennetier —
La « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », l’ »Habeas Corpus » en Angleterre, la Constitution américaine, les lois sur la laïcité de 1905, le Manifeste du Parti Communiste de 1848, les lois sur la Sécurité Sociale de 1945, oui, tous ces textes ont une forme et un contenu, c’est du solide qui peut porter ses fruits pendant des siècles et qui marque une étape et un progrès dans l’histoire de l’humanité. Donc, ne me faites pas dire que la politique n’est qu’inconsistance ! Il arrive qu’une personnalité ou un groupe de personnes parviennent à faire passer une loi en dépit des criailleries de la presque majorité des représentants du peuple et du peuple lui-même parce que cette loi porteuse de raison et d’humanité finit par convaincre une partie des réticents. Ainsi en fut-il de la loi Weil sur l’interruption de grossesse en 1975.
Je respecte trop la politique qui comme disait Aristote est l’art suprême et le plus difficile, pour vouloir la mépriser et la jeter aux orties.
Mais à côté de ces sommets de l’histoire, combien de vallées d’esclavage et de cimetières ? Depuis l’Antiquité jusqu’à la Révolution française, de l’Inde et de la Chine jusqu’à l’Egypte et l’Occident d’Ancien Régime, il est relativement facile de distinguer les dirigeants, prêtres et propriétaires ( une infime minorité de la population) de la multitude à leur service :
« Qui construisit Thèbes aux sept portes ? Les livres d’histoire parlent du roi et de la noblesse mais ne mentionnent pas les maçons » ( Bertolt Brecht).
Peut-être qu’Israël fit exception dès l’Antiquité, qui après la diaspora devint le peuple le plus cultivé de l’humanité et avec l’émancipation devint le foyer d’une pensée libre et créatrice. Avec la Révolution française, le peuple prit le pouvoir, disent les livres d’histoire. Pouvoir émancipateur aussi bien que pouvoir de la terreur, des massacres de masse ( les noyades de Nantes) et de la conscription généralisée (le peuple chair à canon). Conclusion : le « peuple », ce n’est pas une essence, bonne ou mauvaise, mais une existence dans certaines conditions, les êtres humains dit du peuple ne sont pas autres que ceux de la classe dirigeante, ni meilleurs, ni pires, ce sont des êtres humains avec leurs passions, leur méchanceté parfois ou leur bêtise, parfois leur générosité et leur sens de la solidarité. Un certain marxisme vulgarisé a hypostasié le peuple sous le nom de « prolétariat », en en faisant le rédempteur de l’humanité. C’était là dévoyer la pensée matérialiste de Marx : les conditions de vie du prolétariat industriel et sa « paupérisation » d’une part, les crises de surproduction d’autre part, devaient conduire « nécessairement »(selon les conditions matérielles) à une révolution libératrice pour toute l’humanité. On sait que les choses ne se sont pas passées ainsi. Dès 1918, en Russie, une petite minorité, les Bolcheviks, prend le pouvoir et fonde une dictature. On connaît la suite …
Pourquoi l’histoire moderne et surtout celle du 20e siècle me donne ce sentiment d’inconsistance et presque d’irréalité ? Quand je lis Soljenitsyne, quand je visite le camp d’Auschwitz ou que j’écoute des témoignages de déportés des camps nazis, quelque part, il y a quelque chose en moi qui n’y croit pas comme si c’était un mauvais rêve.
On pourrait donner une tournure philosophique à cette impression.
« Par réalité et perfection j’entends la même chose » affirme Spinoza.
La phrase interroge et il faut longtemps essayer de comprendre les propositions, démonstrations, corollaires et scolies de l’« Ethique » où chaque affirmation renvoie à l’ensemble de la doctrine tel le moindre détail d’une cathédrale qui s’insère dans l’architecture globale du monument, symbole de la beauté du monde. Spinoza ne parle ni de bien, ni de mal mais de bon et de mauvais par rapport à la puissance de notre être ( notre essence) c’est-à-dire à notre réalisation humaine, à savoir la sagesse et la joie, auxquelles s’opposent les passions, les illusions, les fantasmes qui sont tous des imperfections conduisant à l’oppression, aux guerres, aux massacres massifs. Ces phénomènes sont bien de tristes réalités au sens courant du terme, mais en même temps des fantômes, des fantasmagories issues d’une pensée illusoire.
Le spectacle de la vie sociale et politique en France depuis plus d’un an me donne à nouveau cette impression d’inconsistance qui caractérise la modernité ( ou post-modernité comme l’on voudra). Il y a certes chez le chef de l’état depuis son élection la volonté clairement affirmée d’adapter l’économie de la France à la domination mondiale de l’économie libérale ( autrement dit le règne d’un système capitaliste sans entrave). Cette orientation n’est pas nouvelle. Elle est une constante, au nom du réalisme, de la politique française depuis l’effondrement du régime soviétique. Elle a conduit au développement des industries de pointe ( liée à l’informatique et exigeant des salariés bien formés) mais à l’abandon de la France dite périphérique, celles des industries traditionnelles et des campagnes) , celle des salariés peu formés et mal rémunérés vivant dans de petites villes où disparaissent les services publics, celle des agriculteurs aux revenus misérables. Il est logique que cette France-là se révolte depuis un an à travers le mouvement des Gilets Jaunes. Mais cette révolte se situe dans un contexte très différent de celui des ouvriers d’industrie du 19e siècle et jusqu’au Front Populaire qui étaient au centre de l’économie et qui étaient confortés par l’idéologie marxiste qui donnait sens à leur militantisme. Rien de tel chez les Gilets Jaunes. Ils se révoltent, mais sans perspectives, sans projets sinon celui d’abattre le chef de l’état et le personnel au service de l’état, revendiquant une utopique démocratie directe. Discours des Gilets Jaunes : discours inconsistant sans perspectives d’avenir. Cette pauvreté idéologique, sans prise sur le réel conduit à une forme d’impuissance qui s’exprime par la violence verbale et physique ( destructions de lieux publics et des commerces, plus grave encore menaces contre des personnes et leur famille, des personnes ayant des responsabilités politiques). Les réseaux sociaux entretiennent et multiplient à l’infini des discours de haine. On a tout à fait l’image d’un ensauvagement général d’une partie de la société. Ensauvagement d’une partie des manifestants qui ne sont plus contrôlés par les syndicats traditionnels, ensauvagement des forces de l’ordre qui sont surarmées et ne maîtrisent plus les situations. Ces événements expriment une situation où le consensus démocratique n’est plus respecté ni par les uns ni par les autres.
La gauche – ce qu’il en reste – a tenté de se raccrocher à ce mouvement. Mais en vain. Ce qui reste d’un discours marxiste moribond est obsolète face à la réalité. Il est à parier que dans les prochaines élections le parti de Marine Le Pen avec son discours simpliste et démagogique attirera davantage les Gilets Jaunes.
Le discours de Macron est en revanche conséquent si on en accepte les présupposés. C’est un discours de technocrate, réaliste, qui prend le monde comme il est, mais qui a un point aveugle : les souffrances ou le mal être de la moitié des Français, ceux qui gagnent moins de 1800 € par mois. Il se dit prêt à écouter et à tenir compte de leurs revendications quitte à déséquilibrer le budget de l’état qu’il pourrait compenser par des impôts sur la richesse et les sociétés – mais il s’en garde bien ! Plus grave, on est étonné de la façon dont il s’est engagé dans le projet de réforme du système des retraites. A priori le principe fondamental me paraît un principe de justice : l’universalité du système des retraites qui supprime les régimes spéciaux. Mais dans le détail, le projet est indéchiffrable et personne ne sait qui risque d’y perdre, si bien que chacun croit qu’il va y perdre ! Macron a réussi à rassembler largement plus de la majorité des citoyens contre lui. Les conséquences en sont des grèves de longue durée qui pénalisent les usagers, à nouveau des actions violentes, certes minoritaires, mais qui vont quand même jusqu’à s’en prendre à la personne du chef de l’état. Le tableau d’ensemble de la société française fin janvier est celle de la confusion et de l’inconsistance des propos des uns et des autres.
Je ne suis pas « macroniste » parce que je ne crois pas que le système mondial libéral, ce capitalisme débridé, ce règne de la cupidité soit le meilleur et le seul et comme le dernier mot de l’histoire comme le proclamait l’historien Francis Fukuyama ou Mme Thatcher lors de l’effondrement du système soviétique. Marx avait prévu cette mondialisation de l’économie sur le long terme et donc avait avancé l’idée d’une internationale ouvrière. Ce qu’il n’a pu prévoir, c’est la dispersion de la classe ouvrière par les nouvelles technologies et finalement la participation du peuple à la consommation et de sa frustration de ne pouvoir y participer davantage ! De nouvelles aliénations sont apparues ( celles par les média, les réseaux sociaux) et le projet de producteurs libres, participant à la gestion de leur entreprise s’est effacé. La cogestion jusqu’à l’autogestion sont des idées qui ont complètement disparu à gauche ou dans les syndicats. Seul Picketty dans son ouvrage « Capital et idéologie » avance l’idée d’une « propriété sociale » des moyens de production et non plus capitaliste, ce qui me paraît rejoindre l’idée d’autogestion et indiquer le chemin vers une extinction du système capitaliste. Mais les mouvements sociaux d’aujourd’hui sont plus le reflet de l’aliénation du peuple par la société de consommation et de l’affaiblissement sinon de l’oubli de sa culture que le reflet d’une nouvelle dynamique anti-capitaliste. En conclusion, le mouvement social actuel est réactif et conservateur : il réagit face à des problèmes réels mais il n’agit pas en vue d’une transformation sociale et culturelle
J’ai cru un moment au rôle positif du mouvement alter-mondialiste et à la possibilité d’une solidarité entre les exploités du Tiers-Monde ( terme démodé!) et les salariés des pays riches. Ce ne fut qu’une belle utopie. Mais il est possible que la crise écologique soit un nouveau moyen de réunir l’humanité contre le capitalisme, car on ne voit pas comment le système capitaliste qui provoque aujourd’hui cette crise par une production démente et l’utilisation de l’énergie fossile pourrait résoudre la crise écologique, même s’il a beaucoup de tours dans son sac.
La démocratie suppose une société composée d’hommes libres, libres non pas seulement par rapport à une classe supérieure oppressive, mais libres intérieurement par rapport à leurs passions, leurs illusions, leur folie, leur cupidité, leur égoïsme ou simplement leur ignorance, leur aliénation (ce qui signifie « étrangers à eux-mêmes »), des hommes qui par un travail sur eux-mêmes auraient atteint un certain degré de perfection, des hommes réalisés disponibles pour leur prochain. C’est le projet ambitieux que présente Spinoza dans son « Traité de l’autorité politique » en ce qui concerne la société civile. Il faudrait désormais l’étendre à la vie économique avec l’idée de l’autogestion. Devant le spectacle que donne la vie politique et l’inconsistance des discours et des actes, on serait tenté de se résigner ou de se contenter de cultiver sa vie intérieure. Ce serait abdiquer toute une dimension de nous-mêmes. Nous sommes des êtres sociaux et le souci du prochain et du devenir de l’humanité est une dimension de nous-mêmes. Nous pourrions nous inspirer d’hommes réalisés tels Gandhi ou Martin Luther King, ou simplement d’hommes politiques intègres, tels Mendes-France ou Michel Rocard sans prétendre pouvoir les égaler.
Je conclurai avec les derniers mots de l’ »Ethique » : « Et cela doit être ardu qu’on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu’on pût le trouver sans grand travail, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. »
Rambouillet, Janvier 2020