— par Janine Bailly —
“1960. La France lance son programme d’essais nucléaires militaires dans le Sahara. Six ans plus tard, elle le poursuit en Polynésie sur les atolls de Mururoa et Fangataufa / 193 tirs, atmosphériques puis souterrains, ont été réalisés sur ce petit bout de monde / Il faudra attendre 1996 pour voir leur arrêt définitif / Sous couvert de protéger la paix, la France s’est dotée d’une arme capable de détruire la Terre”. La réalité constituée de chiffres et de faits précis, très vite s’affichera sur l’écran en fond de plateau ; d’emblée le ton sera donné, il ne s’agira pas de polémiquer ni d’attiser de quelconques ressentiments, mais bien de faire connaître des faits, de dire sans fards et sans haine ce qui fut, et n’aurait pas dû être. Plus tard défilera sous nos yeux la liste des tirs, avec leurs noms — étrangement poétiques — et leur puissance respective.
La Compagnie du Caméléon, qui pourrait se définir par une appartenance au théâtre citoyen, entend « inviter à l’échange et à l’éveil des consciences… », contribuer à « la libération de la parole et au travail de mémoire dans une recherche de justice et de vérité ». Basée depuis 2005 en Polynésie, nulle autre qu’elle ne serait davantage habilitée à parler de ce sujet, de cette histoire tragique, souvent occultée, ou sortie de notre mémoire et bannie de nos préoccupations. Une histoire qui de façon générale, lointaine en apparence dans le temps et dans l’espace, reste méconnue de la jeunesse. Deux raisons pour lesquelles ce spectacle est essentiel, piqûre de rappel pour ceux qui ont vécu ces années-là, découverte pour ceux à qui l’école n’a pas toujours enseigné ce qui fait honte, et que les puissants ont préféré taire. À l’exception de quelques hommes de bonne volonté, dont la voix s’élevait en vain contre ces essais nucléaires, et qui apparaîtront au cours de la pièce, le général de Bollardière, Jean-Jacques Servan-Schreiber, les tenants de Greenpeace… L’artiste militant Henri Hiro, le pasteur Adnet…
Mais Guillaume Gay comédien, producteur et directeur de la Compagnie, tient à le préciser, et nous en sommes convaincus par ce que nous avons pu voir, il s’agit là d’une œuvre théâtrale — et non d’une leçon d’histoire ! L’auteure Émilie Génaedi a composé un texte qui obéit bien à une dramaturgie, courant du fait public à l’histoire intime, et qui engendre notre compréhension au même temps qu’une émotion qui va croissant. Aux témoignages, recueillis et assemblés en scènes réalistes, s’adjoignent des projections d’actualités d’époque, significatives. Parce que la Compagnie n’a pas vocation à prendre une option politique, mais à faire comprendre le passé « pour avancer ensemble », il ne sera pas insisté sur la figure des différents présidents de la République. De Gaulle est là sur l’écran en prélude : lors de son voyage en 1966 il allègue la nécessité d’une force de dissuasion nucléaire, dont après l’évacuation du Sahara la Polynésie devient le centre opérationnel, et déclare « combien la France apprécie le service qu’elle lui rend en étant le siège de cette organisation qui doit assurer la paix à coup sûr ». Et c’est Jacques Chirac qui refermera la terrible parenthèse, déclarant l’arrêt définitif des essais nucléaires, puisqu’il sera désormais possible de procéder par simulation !
Ce qu’il importe de dire, c’est d’abord la violence faite aux êtres humains, une violence que rendent palpable un décor tout de toiles de plastique, tendues ou recouvrant table et chaises ; des jeux de lumière qui peuvent plonger dans une obscurité dangereuse aussi bien qu’éclabousser les personnages ; des extraits de films pour montrer les sinistres champignons atomiques formés lors des tirs, sinistres et que pourtant « on trouvait beaux » — hauts en couleurs — comme le dira l’un des protagonistes ; et les grondements assourdissants, si forts que dans le noir de la salle maint spectateur en tressaille ! Violence aussi, ces dénis, ou ces mensonges imposés, ne révéler ni les maladies ni les morts afin que d’autres acceptent encore de venir travailler sur les sites, nier les dangers encourus, commettre une erreur et laisser sous la pluie radioactive une population non avertie… nier les cancers et leurs causes… Violence encore, l’injustice qui pour les « savants » et hommes de science prévoit de solides abris anti-atomiques quand les autres n’auront que d’ordinaires bâtiments où s’abriter… Violence toujours, ces milliers de poissons morts… et un socle de l’île malade, détruit, fissuré, une île qui un jour pourrait s’effondrer sur elle-même… puisque maintenant, il leur faut vivre avec « sous [leurs] pieds, le silence mortel et bien présent des 147 puits de déchets radioactifs ».
Trois acteurs seulement endossent les rôles d’une dizaine de personnages chacun, Tepa Teuru et Tuarii Tracqui jouant aux côtés de Guillaume Gay et parlant à quelques reprises leur langue vernaculaire. On devine l’authenticité de leur jeu sans esbroufe, leur grande sincérité ; ils relaient les témoignages entendus en les interprétant avec conviction, le ton est juste et la parole convaincante. Symbolique de ce qui put diviser le pays, les uns voyant dans l’installation de ces sites une source d’enrichissement, les autres craignant ce qui pouvait advenir, il y a ce duo d’amis, l’un tellement heureux de si bien gagner sa vie, l’autre réticent à se laisser entraîner, et dont on comprend l’évidente appréhension. Autre duo, prêchant pour une nouvelle fraternité, une « fraternité retrouvée » qui sera au final de la pièce invoquée, celui de Bernard le “technicien français” et du plongeur qui, au risque de voir sa peau marquée d’étranges taches bleues, doit sous l’eau descendre sceller les conteneurs où enfermer la bombe.
« Qu’est-ce qu’ils ont fait de ma terre ? », demande un habitant de l’archipel. Longtemps, la France a négligé ses responsabilités, et si les lignes bougent un peu — François Hollande fut le premier à reconnaître qu’il n’y avait pas eu d’essais propres — elles ne le font que très lentement, ne serait-ce que pour indemniser les victimes. En Polynésie, il est maintenant envisagé la création d’un Mémorial où des archives, des documents et des témoignages seraient exposés pour que les prochaines générations s’approprient leur histoire. Ce à quoi a déjà contribué, dans la mise en scène efficace de François Bourcier, la Compagnie du Caméléon !
Fort-de-France, le premier février 2020