— par Aimé CHARLES-NICOLAS —
Le 22 février a eu lieu à l’Atrium une projection du film d’Euzhan Palcy « Parcours de dissidents » suivie d’un débat en présence d’Euzhan Palcy et de dissidents, tous magnifiques dans leur simplicité et leur noblesse, comme dans le film.
Le film est beau mais le débat blesse là où une sorte de pensée unique restreint l’expression des dissidents.D’abord le film tient la promesse du titre. Ponctué de photos des dissidents et d’extraits d’archives il a voulu donner enfin la parole aux dissidents. Il y a réussi merveilleusement. Il était temps en effet. Euzhan Palcy nous le dit au cours du débat qui a suivi (le temps fort de la soirée c’était vraiment la présence parmi nous des dissidents, très applaudis) : entre le moment où elle a commencé le film et aujourd’hui, plusieurs dissidents nous ont quittés. Elle a failli se laisser piéger par le temps qui file.
Le film captive. La réalisatrice réussit à nous transporter soixante ans en arrière dans des allers-retours entre la photo du dissident jeune et le gros plan de celui qui parle, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Nous avons été émus par cette vérité vraie qui se dégageait des plans rapprochés fouillant les regards tournés vers l’intérieur, tournés vers leurs souvenirs. Nous avons été émus par les gros plans de visages où la bouche proclamait l’évidence de la vérité vraie. Et la vérité vraie sur leur motivation à partir en dissidence, c’était qu’ils partaient sauver la France, qu’ils partaient par amour de la patrie. C’est ce qu’ils ont dit dans le film, ce qu’ils ont répété dans la salle. Et pourtant ce discours est si difficile à entendre qu’il s’est trouvé plusieurs personnes dans la salle pour le reformuler : « ils sont partis défendre la liberté ». Quelqu’un a même rectifié « les libertés !» Tous ceux qui ont eu un parent parti en dissidence qui a pu raconter savent que la motivation du départ en dissidence était le patriotisme. Même si les dissidents n’avaient pas entendu le jour même à la radio l’appel du 18 juin, ils ont entendu le général de Gaulle. « Je l’ai vu sur les Champs Elysées, si j’avais pu l’embrasser, je l’aurais embrassé ! » a déclaré une dissidente dans le film : avons-nous été gênés par cette déclaration enthousiaste avouée en riant ?
Merci à Euzhan Palcy d’avoir fait ce film in extremis avant qu’il ne soit trop tard… pour la vérité historique.
Car cette affaire des dissidents concerne une page essentielle de l’Histoire de la Martinique écrite par des hommes et des femmes, modestes en vrais héros qu’ils sont, dont les récits sont convergents. C’est le mérite du film de nous faire toucher l’émotion des anecdotes personnelles recoupées par des documents historiques, et de nous émouvoir par la force de la sincérité. Nous découvrons à quel point, dans la confrontation directe avec la mort, la peur et le courage sont les faces d’une même médaille. Aucun pathos, aucune complaisance. La simplicité de la franchise. Eh bien respectons-la ! Respectons la parole des dissidents, c’est le moins que nous puissions faire aujourd’hui, alors qu’ils ont été ridiculisés justement pour leur patriotisme quelques années après leur retour. En prétendant qu’ils sont partis défendre la liberté, nous falsifions la vérité. Et nous répétons le même outrage qui les a blessés autant que leur effacement par l’histoire officielle (le mémorial du Mont Faron les ignore) : l’outrage du mépris de leurs propres compatriotes. Elle s’est posé la question, Euzhan Palcy, de notre étrange surdité. Elle s’est demandé « pourquoi nous n’avions pas été prêts » à les recevoir, pourquoi nous les avions traités avec mépris, nos héros unanimement reconnus aujourd’hui. Et elle a prononcé le mot fatidique d’aliénation. De la fin des années 50 à la fin des années 80, ils ont été considérés comme des aliénés, ces défenseurs de la France « alors qu’elle ne leur avait rien demandé ».
Au point que l’un des dissidents a déclaré au milieu du débat « je croyais bien faire » !
Je comprends la tentation de la cohérence Esclavage /Colonialisme /Amiral Robert. Je comprends la tentation de la filiation Nèg marron /militant anticolonialiste/ dissident. J’en serais très heureux. Sauf qu’elle se fait au prix de la dénaturation de l’histoire. Elle fabrique une mythologie contre l’histoire. Certes, l’homme a besoin de mythologie, elle est nécessaire pour se constituer en tant qu’homme. L’homme a besoin d’admirer, de s’identifier, de rêver. Mais il a aussi besoin d’Histoire pour s’inscrire dans une filiation et une identité.
Je comprends que les gens soient fascinés par l’inflexibilité de la volonté de si jeunes gens qui ont bravé les vagues meurtrières de six mètres de haut du Canal de la Dominique. Mais tout s’est passé comme si le débat avait été entravé par un discours implicite sur « l’aliénation des antillais » qui respire encore après cinq décennies d’usure, reproduit par les voix autorisées, par les journalistes et les universitaires sans que jamais la résistance n’ose s’exprimer puisque ce dont il s’agit, là encore, c’est de dignité de l’homme martiniquais. Qui en effet pourrait s’élever contre la dignité de l’homme martiniquais et préférer l’aliénation ?
La soirée n’a pas été gâchée néanmoins. Les paroles s’envolent, les films restent. Et nous, nous avons été contents de pouvoir, enfin sans retenue, admirer nos héros et être fiers d’eux.
