— par Janine Bailly —
Dramaturge québécoise, Carole Fréchette a imaginé « Le collier d’Hélène » en mai 2000, à la suite d’un séjour d’un mois au Liban où elle résidait dans le cadre du projet « Écrits nomades », en compagnie de huit autres auteurs issus de la francophonie. Dans une interview, elle dit y avoir perdu un collier, que cela lui a donné l’idée de la pièce, que par le théâtre elle « prend la parole pour interpeller les contemporains ».
Interpellés, nous le sommes d’emblée par la scénographie qu’adopte Lucette Salibur pour cette nouvelle mise en scène à la salle Frantz Fanon de Tropiques Atrium — après celles de 2007, de 2009 dans ce même lieu et au festival d’Avignon, de 2017 à nouveau à l’A’Zwel. Ici, quelques blocs gris épars sur le plateau, bientôt reliés par des rubans de chantier rouges et blancs, qui se croiseront et qui entremêlés en tous sens par le contremaître évoqueront le labyrinthe d’une ville à reconstruire, défigurée par la guerre, mais tout autant l’esprit d’Hélène dont la confusion se marque par des interrogations, des hésitations en points de suspension, des affirmations d’ignorance — « Pourquoi j’ai fait ça, je ne sais pas, c’était plus fort que moi » —, ou des cris de colère et de plainte.
L’histoire est celle d’Hélène, qui à la recherche du collier perdu, symbole de vie heureuse, facile et insouciante, d’amour peut-être, retourne sur ses pas, remonte le temps et le cours de la mémoire proche ou lointaine, guidée par Nabil le chauffeur de taxi, laconique et qui pourtant viendra par un don inattendu clore l’errance de sa passagère (mais le prénom « Nabil », anagramme de Liban, signifiant en arabe « noble, bien né », pourquoi en avoir fait ce personnage si peu élégant, en contradiction avec ce que l’on croit savoir, grâce au cinéma par exemple, des habitants de Beyrouth, si tant est qu’il s’agisse bien ici de cette ville ?).
L’histoire est donc celle d’Hélène, que l’on découvre par touches discrètes au fil du texte : elle est venue là pour un congrès, elle est femme du Nord, son inconscient lui a soufflé de ne pas quitter le pays une fois le congrès terminé… Nous suivons son parcours, initiatique, parcours vers elle-même aussi, dans une ville chaotique aux maisons « trouées » et « percées de partout », aux murs ouverts de « brèches », mais ne pousse-t-il pas dans les fissures du béton des fleurs ? Et si les maisons sont « démolies », elles sont aussi « rebâties ». Ainsi se reconstruit la maison intime d’Hélène, Hélène que nous voyons au fil des rencontres s’ouvrir peu à peu aux autres, confronter sa perte aux pertes des autres : le chef de chantier un rien agressif dit que dans la dalle de béton sont enfouies les choses du passé ; la mère douloureuse et que la perte a rendue comme folle, égarée dans sa ville et sa vie matérialise sous nos yeux la petite balle rouge / la main qui la tient / le bras / le corps de son fils mort sans plus de visage sous les bombes ; l’homme qui vit enfermé dans un camp enclos de murs a perdu sa place dans le monde, le « petit carré sous ses pieds », perdu l’avenir de ses enfants, qui « sont beaux » et pour qui il rêvait « une maison, un jardin »…
Hélène, jouée d’abord ici comme un cliché, figure de femme occidentale irascible, vite excédée par le bruit et la chaleur, un brin condescendante envers Nabil et la ville, et qui pouvait affirmer « il fait bien trop chaud ici pour réfléchir à la misère du monde », Hélène a mis les mains dans les traces laissées par les balles ; elle se verra brutalement investie d’une mission par l’homme qui l’a « secouée », celle de témoigner une fois rentrée dans son pays. Un pays à l’inverse de celui-ci pourvu « de tous ses morceaux ». La phrase à crier là-bas au Nord, « On ne peut plus vivre comme ça », elle la reprendra à son compte, la relayant de son histoire personnelle, elle qui avait pu dire d’entrée de jeu « il me manque un morceau, il me manque tellement de choses… ».
Cette transformation, qui conduit le personnage à ouvrir les yeux sur le monde autour d’elle, à s’adoucir dans l’échange tard venu des prénoms, dans le café partagé avec Nabil comme une « caresse brûlante à l’intérieur », dans la douce main saisie, dans la communication enfin établie quand elle l’interroge : « Est-ce que vous avez déjà inventé une histoire tragique parce que votre petit malheur vous semblait indécent ? », on aurait peut-être aimé qu’elle fût plus progressive. Que l’actrice en modulant davantage son jeu, en laissant au texte de plus longues respirations permette aux mots de cheminer en nous, d’y mûrir et de faire jaillir notre émotion. Un peu plus de lenteur, un peu plus de silences, et que prennent le temps de résonner en nous ces mots si forts, si poétiques, si lourds d’humanité extraits de la dernière tirade : « … et toutes les certitudes, une pour chaque perle, que le monde ira mieux et qu’on a mille ans devant soi pour s’aimer… qu’on peut traverser la frontière qui nous sépare les uns des autres, la fine pellicule qui nous enveloppe, à l’intérieur de laquelle on rêve, on souffre et on étouffe, on peut la percer délicatement sans la déchirer et prendre la main de quelqu’un… et que le cri sonne juste, qu’il fasse éclater tous les murs de verre qui nous enferment ».
En filigrane, Carole Fréchette nous parle de la difficulté à communiquer, de la différence des cultures, de l’universalité de la souffrance — qu’elle soit de tout un peuple ou de l’individu —, de la guerre et de ses violences, de l’attitude de l’Occident entre impuissance, indifférence, pitié et compassion. Une bien belle ouverture, par ces temps difficiles, pour ce Festival des Petites Formes !
Fort-de-France, le 18 janvier 2020
Photos Paul Chéneau