— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
L’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien a retenu depuis nombre d’années l’attention de plusieurs spécialistes auteurs de « plans » et de « programmes » ou celle de diverses « commissions », et il a été timidement abordé dans des projets de « réforme » et dans des « directives ministérielles » visant le secteur de l’éducation. Ainsi, le Groupe de travail sur l’éducation et la formation, le GTEF, a produit en 2010 des analyses et recommandations qu’il importe de rappeler :
« Favoriser l’apprentissage de l’élève dans sa langue maternelle tout en assumant le bilinguisme adopté dans la Constitution – Les études et l’expérience établissent que l’écolier apprend mieux et plus rapidement dans sa langue maternelle. Le manque de clarté dans les politiques linguistiques, les hésitations de l’État dans la mise en œuvre de ces politiques, le déficit en quantité et en qualité de matériels de support aux apprentissages disponibles en créole, les lacunes dans les programmes de formation des maîtres et l’absence d’une politique de communication à l’endroit des parents et du public en général ont constitué des freins à la concrétisation du projet de bilinguisme assumé par la Constitution du pays. »
« Recommandation no 5 –
Privilégier le créole comme langue d’apprentissage dans les deux premiers cycles de l’École fondamentale et rendre l’écolier fonctionnel dans les deux langues officielles du pays dès la fin du deuxième cycle fondamental. » (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, GTEF : « Pour un Pacte national pour l’éducation en Haïti », Port-au-Prince, août 2010)
Ce diagnostic et cette recommandation expriment le sentiment partagé par un nombre croissant d’observateurs et d’enseignants, à savoir « que l’écolier apprend mieux et plus rapidement dans sa langue maternelle ». Ils sont conformes aux préconisations de l’Unesco : « Le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève », soutenaient les experts de l’UNESCO, dès les années 1950 (« La langue maternelle à l’école, c’est crucial », Unesco, sd.) Le Centre for applied linguistics (2004) reprend un rapport de l’UNICEF de 1999 qui concorde avec les études de l’UNESCO : « De nombreuses recherches montrent que les élèves apprennent plus vite à lire et à acquérir de nouvelles connaissances lorsqu’ils ont reçu un premier enseignement dans leur langue maternelle. Ils apprennent également plus rapidement une seconde langue que ceux qui ont d’abord appris à lire dans une langue qui ne leur était pas familière (UNICEF 1999 : 41). Dans sa publication de 2003, « L’éducation dans un monde multilingue », l’UNESCO réitère ses idées de 1953 et affirme que pratiquement toutes les recherches depuis 1953 ont confirmé les principes précédents qui défendaient les programmes d’enseignement dans la langue maternelle. Le rapport de 2003 défend vigoureusement l’utilisation de la langue maternelle dans l’enseignement primaire. »
Pareilles préconisations sont véhiculées en Haïti depuis un certain temps. Ainsi, Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939), fut l’un des premiers à réclamer l’utilisation du créole à des fins pédagogiques. Au cours des ans, des instituteurs haïtiens, oeuvrant notamment en milieu rural, ont réclamé du ministère de l’Instruction publique le recours au créole dans l’enseignement –en particulier au cycle primaire.
Les contributeurs du livre « Haïti : couleurs, croyances, créole » l’ont bien montré : « À partir de l’occupation américaine (…) on commença à réclamer l’utilisation du créole dans une vaste campagne d’alphabétisation du peuple. Que l’on puisse également produire des œuvres littéraires sérieuses et des études scientifiques en créole semblait prématuré. Il est vrai qu’une Académie créole fut fondée en 1947, sous la présidence de Charles-Fernand Pressoir et la vice-présidence de Jean Price-Mars. Mais, après sa séance inaugurale, dont Haïti Journal rend compte le 10 février, elle semble ne s’être plus jamais réunie. 1956 vit la création, sous la présidence de Lamartinière Honorât, d’un Institut de langue créole, société culturelle dont les statuts furent publiés dans Panorama (nouvelle série, mars 1956, pp. 35-38). Son but était « de promouvoir le développement de la langue créole et de la culture populaire nationale ». À cet effet, il se proposait entre autres tâches, de « publier une histoire complète de la langue créole et une revue littéraire créole » et de « préparer l’édition d’une grammaire et d’un dictionnaire créoles ». Ces projets non plus n’aboutirent pas. » (« Haïti : couleurs, croyances, créole », sous la direction de Léon-François Hoffmann : Éditions du Cidihca, 1989)
Poursuivant l’état des lieux de la problématique du créole dans l’enseignement, les contributeurs du livre « Haïti : couleurs, croyances, créole » précisent également que « L’usage du créole à l’école primaire suscite la méfiance compréhensible des parents pauvres, qui craignent de voir leurs enfants recevoir un enseignement sans utilité pratique. Certains analystes ont même accusé ses partisans —qui appartiennent bien entendu aux classes éduquées, donc francophones— d’hypocrisie et de cynisme puisque, selon René Piquion dans sa préface à Mireille Milfort de Ariza, « Le rôle du créole dans l’enseignement primaire en Haïti » (1975) (…) tout en prônant le créole pour les autres, [ils] s’arrangent pour se perfectionner, eux et les leurs, en autant de langues de civilisation que possible ; […] aucun ne s’était oublié jusqu’à proposer le créole comme outil de communication idéal pour eux-mêmes, leur famille et leur classe (p. 5). » (« Haïti : couleurs, croyances, créole », sous la direction de Léon-François Hoffmann : Éditions du Cidihca, 1989)
La place et l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien préoccupe donc nombre de citoyens et d’enseignants au pays depuis de longues années : le créole a d’abord été vu comme « technique d’appoint » vers la maîtrise du français puis, bien plus tard, comme langue d’enseignement. L’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien a eu et a encore ses défenseurs et ses adversaires, comme en témoignent entre autres Marie-Thérèse Colimon, enseignante de carrière et auteure de « Enseignement par le créole », La Voix, 28 juin 1951, ainsi que Hénock Trouillot, auteur de « Les limites du créole dans notre enseignement », Port-au-Prince, Imp. des Antilles, 1980.
La première conquête institutionnelle du créole dans le système éducatif national a été la réforme Bernard de 1979. Au plan jurilinguistique, c’est la loi du 18 septembre 1979, institutionnalisant la réforme Bernard, qui établit explicitement<span »> le statut du créole à titre de langue d’enseignement et objet d’enseignement. Et pour la première fois dans l’histoire nationale, la co-officialité des deux langues haïtiennes est instituée par la Constitution de 1987 en son article 5. La reconnaissance du statut officiel des deux langues du patrimoine linguistique haïtien marque ainsi une avancée historique de premier plan, et c’est précisément cette Constitution de 1987 qui institue, à l’article 40, l’obligation pour l’État de diffuser dans les deux langues officielles du pays ses « lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions… ». Pareille obligation n’a jamais été respectée par l’État haïtien.</span »>
En ce qui a trait à la loi du 18 septembre 1979, le linguiste Fortenel Thélusma rappelle très justement que « L’une des plus grandes innovations de l’enseignement fondamental est l’introduction du créole dans l’enseignement. En effet, Joseph C. Bernard, alors ministre de l’Éducation nationale, dans son discours du 20 mai 1979, déclarait : « Notre langue nationale, le créole, devient instrument et objet d’enseignement au cours des quatre années du cycle fondamental ». Cette mesure a été adoptée afin de réparer cette injustice subie par les enfants privés de leur droit d’apprendre dans leur langue maternelle, d’autant plus que l’usage unique du français à ce niveau était l’une des causes de la déperdition scolaire. Dans ce même discours, le ministre Bernard a ajouté que cette nouveauté n’excluait pas le français de l’enseignement. Il préconisait, de préférence, l’enseignement simultané des deux langues : le créole comme langue maternelle, le français comme langue étrangère [sic]. L’objectif recherché, en fait, était double : l’alphabétisation rapide des masses et un bilinguisme fonctionnel. » (Fortenel Thélusma : « L’École fondamentale de 1982 à nos jours – A-t-elle rempli sa mission ? », juillet 2017)
La réforme Bernard de 1979 n’a pas été généralisée à l’ensemble du pays, les moyens financiers mis à sa disposition ont été relativement faibles et elle a été boycottée par les décideurs de la dictature duvaliériste. Objet d’un moratoire entre 1982 et 1986 suite à la révocation du ministre de l’Éducation Joseph C. Bernard en 1982, elle a été mise en veilleuse en 1987 par le ministre de l’Éducation nationale sous le CNG (Conseil national de gouvernement). À partir de cette date, elle est considérée comme morte puisqu’aucune autre décision autorisée ne l’a remise en vigueur. Cette réforme inaboutie, inédite quant à ses objectifs et sa vision, a permis la production de nouveaux manuels scolaires par des auteurs haïtiens et la mise sur pied d’un comité national du curriculum. Le linguiste Pierre Vernet a raison d’affirmer, à propos de l’acceptation du créole en matière pédagogique, que « Certains secteurs s’y opposent totalement ; d’autres ne le conçoivent à l’école que comme une brève étape de transition vers le français. Il s’agit là de deux attitudes superficiellement différentes, mais profondément identiques, relevant de la même idéologie. » (« L’alphabétisation en créole », Espace créole, 4, 1979-1980) (Sur la réforme de l’enseignement, voir Pierre Vernet, « La Réforme éducative en Haïti », Études créoles, VII, 1-2, 1984, pp. 142-163.) Le bilan de la réforme Bernard par l’État haïtien reste à faire, alors même que le seul bilan analytique global de cette réforme semble être l’« Évaluation de la réforme éducative en Haïti : rapport final de la mission d’évaluation de la réforme éducative en Haïti », par Locher, Malan et Pierre-Jacques, 1987 – Genève : miméo ; document répertorié dans la bibliographie du livre « Le pouvoir de l’éducation<span »> » de Charles Tardieu, Éditions Zémès, 2015, p. 328.</span »>
<span »>Où en est-on aujourd’hui quant au défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien ? Dans un premier temps, il faut prendre la mesure que notre connaissance de la réalité de l’introduction du créole dans le système éducatif haïtien est parcellaire et limitée. L’enseignement en langue maternelle créole, de 1979 à nos jours, n’a pas encore fait l’objet, au plan pédagogique et didactique, d’une vaste enquête-bilan à l’échelle nationale. Aucune institution haïtienne n’a jusqu’ici publié un diagnostic d’envergure nationale sur l’utilisation de la langue créole dans l’enseignement en Haïti. Nous ne disposons point de données d’étude à l’échelle nationale sur la manière dont les deux langues officielles du pays sont instrumentalisées dans les pratiques pédagogiques, et encore moins sur le résultat d’un enseignement exclusivement en créole ou dans les deux langues dans les différents établissements scolaires. C’est dire que notre connaissance de cette réalité demeure fragmentaire et partielle. Elle bénéficie toutefois de l’éclairage du linguiste Benjamin Hebblethwaite et du philosophe Michel Weber auteurs de l’étude « </span »>Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien » (Dialogue et cultures 58 / 2012); nous sommes également redevables au linguiste Renauld Govain auteur de l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (Contextes et didactiques 4/2014). Pour sa part, le linguiste-didacticien Fortenel Thélusma éclaire à point nommé la problématique ici évoquée dans son livre publié en 2018 aux Éditions C3, « Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives ».
L’enseignement en langue maternelle créole bute sur un ensemble de facteurs structurels objectifs qu’il ne faudrait pas sous estimer car ils participent de la minorisation institutionnelle du créole. Ainsi, en l’absence d’une enquête nationale sur les langues d’enseignement en Haïti, nous ne savons pas le nombre d’écoles qui, aux cycles primaire et secondaire, ont fait le choix de l’enseignement en langue maternelle créole : celle-ci est-elle une matière enseignée, parmi d’autres, ou toutes les matières sont-elles enseignées en créole ? Nous ne savons pas non plus le nombre de professeurs oeuvrant à l’enseignement en langue maternelle créole, pas plus que nous ne sommes informés sur la qualification didactique de ces enseignants. À notre connaissance, aucune institution haïtienne ne délivre une formation spécifique en didactique des langues au niveau de la licence ou de la maîtrise, et le site du ministère de l’Éducation nationale ne renseigne pas non plus sur l’existence d’un éventuel programme de certification didactique en enseignement des langues officielles. Le volet de la sous-qualification des enseignants est de première importance : il suffit de rappeler qu’« En 2000, 53% des enseignants du secteur public et 92% des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés (voir Bernard Hadjadj : « <span »>Education for All in Haiti over the last 20 years : assessment and perspectives », Education for All in the Caribbean, Assessment 2000 monograph series, Kingston, Jamaica : Office of the UNESCO Representative in the Caribbean, dans Hebblethwaite et Weber, op. cit.). Parmi les facteurs structurels objectifs qui entravent la généralisation de l’utilisation du créole comme langue d’enseignement aux cycles primaire et secondaire, il faut également souligner la raréfaction du matériel didactique de qualité en créole. Quels sont les manuels d’enseignement du créole actuellement disponibles sur le marché ? Par qui ont-ils été rédigés ? Leurs auteurs sont-ils des linguistes-didacticiens ou des enseignants ayant acquis une formation spécifique en didactique des langues ? Ces ouvrages sont-ils au préalable évalués puis recommandés et/ou normalisés ? Si oui, par qui ? Le ministère de l’Éducation nationale dispose-t-il de compétences spécifiques en didactique des langues l’habilitant à recommander/normaliser ces ouvrages ? </span »>
En Haïti, l’enseignement en langue maternelle créole et l’enseignement de la langue maternelle créole bute en amont sur un obstacle majeur : l’absence de volonté politique de l’État et l’inexistence d’une politique linguistique éducative nationale issue de l’énoncé de la politique linguistique que l’État est appelé à élaborer et à mettre en œuvre. En dehors d’une politique linguistique éducative nationale, il sera difficile voire impossible d’assurer un enseignement de qualité en créole dans les écoles haïtiennes financées et administrées à hauteur de 20% par l’État et à 80% par le secteur privé national et international. L’État se verra encore en situation de bricolage de mesures administratives comme on l’a vu dans la formulation du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » (voir à ce sujet notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018).
Incontournable nécessité historique devant se concevoir au titre d’une priorité nationale, le futur aménagement du créole dans le système éducatif haïtien –aux côtés du français et à parité statutaire avec le français–, devra être un dispositif législatif, réglementaire et programmatique ciblant le statut, le rôle et les fonctions du créole dans le processus d’appropriation des connaissances et des savoirs. Il revient à l’État de le penser au titre d’un volet essentiel de l’aménagement linguistique en Haïti. L’aménagement du créole dans le système éducatif national, qui concerne 2 691 759 écoliers unilingues créolophones selon l’Unicef, ne saurait être une entreprise confiée à des amateurs et bricolée dans des « plans » dénués de vision et étrangers aux sciences du langage et à la didactique des langues. Dans le secteur de l’éducation, l’aménagement du créole doit être en amont pensé et défini dans les termes d’une politique linguistique éducative nationale et selon la claire vision d’une didactique spécifique du créole langue maternelle. L’aménagement du créole dans le système éducatif national doit être élaboré avec le concours actif d’enseignants de carrière, de linguistes et de professionnels de la didactique des langues. Il nécessite également la production, par des enseignants de carrière et des professionnels de la didactique des langues, d’un matériel pédagogique de qualité en créole nécessaire à l’enseignement en langue maternelle créole et à l’enseignement de la langue maternelle créole.
Montréal, le 7 janvier 2020
Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue