Le poème Black Label de Léon-Gontran Damas parait aux Éditions Gallimard le 9 janvier 1956.
BLACK-LABEL À BOIRE
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer
TEL J’AI VU LE CiEL
partout Un le même
ni moins bleu
moins beau
ni moins gris
moins triste
avec ou sans nuages
BLACK-LABEL A BOIRE
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer
J’Ai SAOULÉ MA PEINE
ce soir comme hier
comme tant et tant
d’autres soirs passés
où de bouge en bouge
où de bar en bar
où de verre en verre
j’ai saoulé ma peine
Mort au cancre
au pou
mort au Chancre
au fou
et
sus au dévoyé
ont encore hurlé
ceux qui nombreux disent tous m’avoir à l’œil me regarder vivre
et ceux
ceux parlons-en
qui vagissent de rage et de honte
de naître aux Antilles
de naître en Guyane
de naître partout ailleurs qu’en bordure
de la Seine ou du Rhône
ou de la Tamise
du Danube ou du Rhin
ou de la Volga
Ceux qui naissent
ceux qui grandissent dans l’Erreur
ceux qui poussent sur l’erreur
ceux qui meurent comme ils sont nés
fils de singes
fils de chiens
Ceux qui se refusent un âme
ceux qui se méprisent
ceux qui n’ont pour eux-mêmes et leurs proches
que honte et lâcheté
Ceux qui renoncent une pleine vie d’hommes
d’être
autre chose qu’ombre d’ombres
Ceux qui se renient
se surveillent
se désespèrent
et se lamentent
Ceux qui se prennent eux-mêmes aux cheveux de ne point onduler
sous la brise embaumée
comme épis de blé d’or des pays tempérés qu’inventent les livres
Ceux qui voulant à leur nez qu’écrase tout le poids du Ciel
une forme moins plate
se le massent
le remassent au coucher
à la graisse de bœuf du Brésil
de Dominicanie
de Porto-Rico
du Venezuela
Ceux qui croient pouvoir s’amincir les lèvres
à se les mordre
jusqu’au sang
à longueur de journée
Ceux qui se traitent eux-mêmes
de sauvages
sales nègres
soubarous
bois-mitan
gros-sirop
guinains
congos
moudongues
fandangues
nangues
Ceux dont l’échine est veule
et le dos bastonné
et la fesse
bottée
Ceux dont l’attitude immuable d’esclaves
insulte à la sagesse antique et belle
de leurs propres Anciens
Ceux à qui la merveilleuse inconscience
fait zézayer de Père en fils
de fils en Pères
Zié Békés brilé zié Nègues
Il est dit que le Blanc aura toujours le nègre à l’œil
Ceux qui permirent le déracinement de DEUX CENT CiNQUANTE MiLLiONS des leurs
Ceux qui ordonnèrent les razzias
ceux qui obéirent à l’ordre de razzias
ceux qui dépistèrent les razziés
Ceux dont les Pères vendirent les fils à l’encan
et les fils à leur tour la Terre-Mère
ceux dont les frères donnèrent si gentiment la chasse à leur frères
Ceux qui se laissèrent prendre à ce jeu de famille
Ceux capturés vifs
et qui s’en réjouissant se dirent en eux-mêmes
Mieux vaut être chair rouge que gibier mort
Ceux qui ne virent dans la Mort
le salut de la Vie
Ceux qui s’en allèrent
bien dociles
à la file
le cou pris au carcan mayombé
Ceux dont la douceur
l’hébétude
l’inconscience
et la passivité
n’avaient d’égale
que l’arrogance
la sottise
la faconde
la vanité crépue
des dachys ouvrant la marche
des dachys fermant la marche au rivage
Ceux qui parvinrent exténués mais vivants au rivage
avant que d’avoir à quitter à jamais voiles au vent
les rives du Congo
du Gabon
du Bénin
de Guinée
de Gambie
de Gorée
Ceux qui ne s’étonnèrent de rien de voir un navire au large
Ceux dont les Ancêtres étampés
fleurdelisés
marqués de fer rouge
aux lettres du navire au Large
puis parqués
enchaînés
rivés
cadenassés
et calés
furent bel et bien du voyage
sans air
sans eau
sans fin
Ceux dont les Ancêtres furent jetés au cours du voyage
sans fin
sans eau
sans air
Ceux dont les Ancêtres
eurent la chair tout brûlée à vif
au-dessus des seins
sur les omoplates
sur le gras du bras
Ceux qui trouvèrent la pestilence commode
Ceux qui se laissèrent conduire par bordée sur le pont
Ceux qui au son de la vielle ou de la musette
se mirent à danser sous l’œil de la chiourme
le fouet de la chiourme
Ceux qui ne fomentèrent
nulle révolte
et celles
celles qui firent
avorter les révoltes
d’avoir eu non seulement
la matrice adulée
cajolée
dorlotée
ébranlée
mais encore
longue langue
langue longue
Ceux qui ne désarmèrent l’équipage
ceux qui ne firent feu sur l’équipage désarmé
et ne se rendirent maîtres après Dieu
de la barre et du gouvernail
mais bras croisés
l’oreille en proue
s’entendirent dire et lire
la sentence à mort
à mort la négraille
la valetaille
la racaille
Ceux que ma mémoire
retrouve encore Exil
assis de nos jours sur le pas de la case en bambou de lattes tressées
qui insulte au soleil éclatant des Antilles-Heureuses
d’être à jamais esclaves
Ceux que la Nuit surprend à se jouer du cul-de-pipe en terre rouge
des derniers Roucouyennes
du Pays de Guyane à mon cœur accroché
Ceux dont les yeux de chat-tigre
sont l’oreille
de la nuit de Rott’ Pèye
de la nuit du Yan-man
ou de la nuit des isles à sucre
des isles à rhum
des isles à mouches
des isles à miel
des isles à ……
Ceux qui comptent les étoiles
Ceux qui se signent de grâce et d’effroi à l’étoile qui file
Ceux qui lisent dans les nuages
Ceux qui remercient le Ciel à tout vent
Ceux satisfaits d’eux-mêmes
qui se contentent de peu
se contentent de rien
Ceux dont l’estomac
depuis trois siècles et plus
fait envie ou pitié
moins envie que pitié
Ceux qui se nourrissent de morue et d’igname
de piment et de sel
tous les jours que Dieu fait
et que Dieu fait
sans vin sans pain
sans rien
d’autre
que souskaye à mangos
que mangos à souskaye
Ceux qui se lèvent tôt
pour que se lèvent tard
et se gavent
se dandinent
se pommadent
se désodorisent
se parfument
se lotionnent
se maquillent
se gargarisent
se congratulent
se jalousent
se débinent
s’enrichissent
d’autres
Ceux dont la sueur arrose
champ de cannes
de maïs
d’ananas
de bananes
Ceux dont la sainte résignation n’a d’égale
que le sacré mépris de l’Église où le Curé préfère
au blanc de blanc catholique et romain
un cul-sec de coeur de chauffe
des isles à sucre
des isles à rhum
des isles à mouches
des isles à miel
des isles à …..
des isles amènes
ainsi soient-elles
ainsi soit-il
Amen
Et sus au dévoyé
mort au cancre
au pou
mort au chancre
au fou
BLACK-LABEL A BOiRE
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer
(Léon Gontran DAMAS, extrait de BLACK-LABEL, p.-p. 14-23, Gallimard)