— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La thèse de doctorat du linguiste haïtien Pradel Pompilus soutenue à la Sorbonne le 9 décembre 1961, « La langue française en Haïti » (Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine – Travaux et mémoires, VII) et publiée en 1981 aux Éditions Fardin constitue un document pionnier dans l’étude du français régional d’Haïti. À propos de cette thèse, le linguiste Hugues Saint-Fort pose en toute rigueur que « (…) c’est une pièce d’une valeur qui n’est pas encore dépassée. « La langue française en Haïti » de Pradel Pompilus représente actuellement, en 2011, le seul ouvrage de recherche qui décrive, dans les règles des principes et avancées universitaires de l’époque (fin des années 1950 et début des années 1960), le fonctionnement réel de la langue française en Haïti telle qu’elle est en usage par les locuteurs haïtiens. Le livre de Pompilus n’est absolument pas basé sur les notions de correction, de « bon usage », de purisme. » (Hugues Saint-Fort, « Revisiter « La langue française en Haïti», Le Nouvelliste, 29 juillet 2011.)
Poursuivant son analyse, Hugues Saint-Fort précise que « La troisième partie du livre de Pompilus est consacrée au lexique du français haïtien (F.H.) (…) Pompilus cite parmi ce qu’il considère comme « haïtianismes », parmi des tas d’autres mots ou expressions, des mots ou expressions comme savane, morne, le bord de mer, aller en ville, descendre en ville, ouanga-négresse, pipirit, coucouille, mabouya, grigri, avoir du fiel, formé (dans le sens d’un garçon ou d’une fille qui a atteint l’âge de puberté), chabine, grif, grimaud, grimelle, marabou, noir, (Pompilus précise alors que ce mot entre en opposition avec grif, grimaud, mais surtout avec jaune et mulâtre), sacatra, avoir le coeur tourné, décomposition, interné, internement, mal macaque, sarampion, aller à la commode, être mal occupé, acassan, acra, calalou, clairin, douce, grillot, grog, lambi, mantègue, marinade, rapadou, tasso, maitre d’armes, avoir une bonne bouche, dérespecter, fréquent, sang sale, vicieux, banda, bogota, houngan, hounsi, loa, service, sain et sauf, gérant, coralin, maison d’affaires, télédiol, sans-manman, gaguère, déparler, jeunesse (substitut euphémique de prostituée, dit Pompilus), raide (dans le sens de rusé, habile, retors).» (Hugues Saint-Fort, Ibidem)
Depuis la parution du livre de Pradel Pompilus, quelques études sectorielles ont toutefois été publiées sur la langue française en Haïti. Celles notamment du linguiste Renauld Govain (2008): «Normes endogènes et enseignement-apprentissage du français en Haïti»,Études créoles,numéros1 et 2,Cultures et développement. In memoriam André Marcel d’Ans, Paris, L’Harmattan ; et «Le français haïtien et l’expansion du français en Amérique» in Véronique Castellotti (dir.),Le(s) français dans la mondialisation, coll.«Proximités sciences du langage», Fernelmont, Éditions EME Intercommunications, 2013. Mais depuis la parution en 1981 de « La langue française en Haïti » de Pradel Pompilus, aucune étude de cette langue n’a été publiée ciblant en particulier ses composantes lexicale, grammaticale, phonétique, morphologique ou morphosyntaxique. C’est dire que nous sommes très peu renseignés sur la configuration réelle du français régional d’Haïti, son mode d’emploi, son instrumentalisation dans le champ éducatif ainsi que le degré de compétence de ses locuteurs. (Sur les « français régionaux », voir entre autres Daniel Baggioni (2000): « Français nationaux, français régionaux, français international : norme et polynomie dans la gestion des usages du français en francophonie », dans Peter Stein (éd.),Variétés linguistiques francophones, Tübigen, Stauffenburg ; Jean-Claude Corbeil (1984): « Le ‘français régional’ en question », dansLangues et cultures. Mélanges offerts à Willy Bal. Vol. 2,Contacts de langues et de cultures. Louvain-la-Neuve, Cabay.) En l’absence d’une enquête sociolinguistique/démolinguistique d’envergure nationale, nous ne sommes pas non plus renseignés sur le nombre de locuteurs du français en Haïti, de sorte que des études sectorielles avancent à l’aveugle des pourcentages non étayés de… 5%, 10% ou 15% de locuteurs du français en Haïti. Tout en tenant compte du fait qu’aucune institution haïtienne n’a fourni jusqu’ici de données d’enquête sociolinguistique d’envergure nationale sur le nombre de francophones d’Haïti, il y a lieu de noter, à la suite des chiffres fournis par l’Unicef, quel’Organisation internationale de la Francophonie(OIF) -–citant leRapport sur le développement humain(PNUD, 2010) et leWorld Population Prospects The 2008 Revision(Division des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2008)-–, estimait en 2010 le nombre de locuteurs du français en Haïti à 4 279 000 personnes sur un total de 10 188 000 habitants.Les statistiques de l’Unicef et de l’OIF doivent cependant être considérées avec prudence car nous ne sommes pas informés de la méthodologie utilisée pour les établir.
En dépit de la raréfaction des études linguistiques sur le français régional d’Haïti, sa vitalité se donne à voir, entre autres, dans la haute qualité de sa littérature d’expression française. Pareille vitalité s’est également illustrée ces dernières années par la publication du «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti» d’André Vilaire Chéry (tomes 1 et 2 édités en 2000 et 2002 chez Édutex, à Port-au-Prince, avec le concours du Bureau caraïbe de l’AUF, l’Agence universitaire de la Francophonie, et de la Fokal). André Vilaire Chéry a étudié à l’École normale supérieure, à la Faculté des sciences humaines et à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Enseignant de carrière, il a dirigé les travaux du «Dictionnaire de l’écolier haïtien» paru en 1996 chez Hachette/Deschamps, et il a contribué au «Dictionnaire universel francophone» édité par Hachette Édicef/Aupelf-Uref en 1997.
Le titre de l’ouvrage d’André Vilaire Chéry est déictique: il témoigne de la réalité que le français, l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, est une langue vivante en Haïti et qu’elle évolue en contexte puisqu’elle est «chose sociale entre toutes». Le titre complet du livre est «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïtidans le discours politique, économique et social du 7 février 1986 à nos jours ». Le tome 1 (de A à K) comprend 203 pages, le tome 2 (de L à Z) s’étale sur 314 pages. Les deux tomes consignent en amont les remerciements d’usage, la représentation des voyelles, consonnes et semi-voyelles usitées, ainsi que la liste des abréviations utilisées dans le livre. Les pages 13 à 23, sous le titre «Introduction», présentent à dessein les solides bases méthodologiques du «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti».Cet ancrage méthodologique, dans son ample déploiement, illustre le sérieux et la rigueur de l’entreprise lexicographique conduite par André Vilaire Chéry qui a livré aux chercheurs, aux étudiants comme au grand public une œuvre de haute qualité linguistique. En cela également André Vilaire Chéry a fait œuvre de pionnier. Il y a donc lieu, ici, de donner à lire les principales avenues de l’ancrage méthodologique de l’œuvre, notamment sur le versant de la constitution de son corpus de référence.
Celui-ci, illustrant «l’évolution du discours politique et social haïtien depuis 1986», a été établi par la consultation de nombreuses sources écrites et orales –travail documentaire qui est à la base de toute entreprise lexicographique rigoureuse. Ainsi, «Le travail de recherche qui a abouti au Dictionnaire s’appuie sur la collecte et l’analyse d’un important corpus de textes (journaux, revues, ouvrages, publications diverses)», corpus auquel s’ajoute le relevé des sources audiovisuelles. L’établissement du corpus de référence a donné lieu à la confection de la nomenclature du «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti», et cette nomenclature a permis le classement des unités lexicales «génériques» et «spécifiques», selon qu’elles appartiennent à la langue générale ou qu’elles sont des créations lexicales propres au français d’Haïti. Toutefois, précise l’auteur, «Cela ne veut nullement dire (…) que les unités lexicales figurant à la nomenclature seraient toutes des créations lexicales postérieures au 7 février 1986. (…) En réalité, il s’agit souvent de mots, expressions ou manières de dire bien français, mais que la communauté linguistique haïtienne ne s’est véritablement appropriés qu’à partir de 1986». Il en est ainsi de la réactualisation de nombre d’unités lexicales, qui passent du vocabulaire passif au vocabulaire actif, ou encore de l’élargissement du champ sémantique d’autres mots dans le contexte haïtien: «C’est le cas de ces unités lexicales relevant de domaines spécialisés de la vie sociale (droit, science politique, économie, etc.) que la conjoncture de l’après-7 février 1986 a généreusement mises à la portée de tous. L’appropriation qui en est faite se traduit par leur mise en œuvre massive et fréquente dans la production sociale d’énoncés –oraux et écrits».
La nomenclature du «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti» s’ordonne selon une typologie qui prend en compte plusieurs procédés de formation des unités lexicales. Le lecteur y trouvera donc (1) des créations lexicales (des néologismes) provenant du créole («déchouquage», «déchouquer», «attaché», «lavalassien», «zenglendo», etc.); (2) des termes issus de procédés de formation lexicale usuels en français («anti(-) changement», «haïtiano-haïtien», «néoduvaliériste», etc.); (3) des termes provenant de l’anglais («implémenter» (un projet), «graduation» (académique), «performer», etc. Le lecteur trouvera également des termes reflétant des «changements intervenus à l’intérieur des structures politiques, institutionnelles, économiques» tels que «premier ministre», «ratification», «déclaration de politique générale», «pluralisme», «vote de confiance», «délégué», «Casec» etc. Le lecteur croisera aussi des unités lexicales qui, sans changer de sens, acquièrent un statut nouveau ou «sont dans l’air du temps» («démocratie», «Constitution», «machine électorale», «privatisation», «magouille», etc. Certaines unités lexicales ont connu une extension de leur champ sémantique, soit une extension spécifique du sens initial («béton», «agenda», «carnet», «fusible», etc.), tandis que d’autres ont évolué sur le mode d’un glissement de sens («cambiste», «cahier des charges» en lieu et place de «cahier de doléances», «primature» pour «désigner à la fois la fonction de premier ministre et les locaux logeant les services du chef du gouvernement».
L’une des originalités du «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti» est qu’il tient à la fois, dans ses rubriques, du dictionnaire usuel de la langue et du dictionnaire encyclopédique. Ce double ancrage méthodologique enrichit la démarche et permet à André Vilaire Chery de ratisser large en s’adossant à un corpus de référence varié. Cela vaut à l’auteur d’indiquer «les différents aspects de chaque unité lexicale: orthographe, prononciation, classe grammaticale, sens, mode(s) d’inscription dans la chaîne syntaxique, etc.». Les unités lexicales ainsi présentées correspondent à une structure lexicographique classique («amender», «bicaméral», «blocage»), et lorsqu’elles renvoient à des concepts académiques précis, la description lexicographique de départ est enrichie d’un accompagnement encyclopédique plus ou moins étendu. De sorte que les «Notations d’ordre linguistique et [les] développements à caractère non linguistique s’imbriquent, le plus souvent, selon un canevas multiple et varié». Le double ancrage qui vient d’être mis en lumière s’articule à «(…) l’approche méthodologique adoptée [qui] est généralement différentielle, en ce sens qu’un intérêt privilégié est accordé au(x) trait(s) distinctif(s) par le(s)-quel(s) l’item décrit se démarque de la norme française, ou la prolonge en affirmant sa spécificité (sémantique, syntaxique). Ainsi, des items comme «adresser», «agenda», «béton», «cambiste», «carnet», «l’enquête se poursuit» sont questionnés non pas tant sur les points où ils rencontrent cette norme que sur les aspects linguistiques différents par lesquels ils signent leur appartenance à un usage local haïtien propre.» Cette manière de construire les rubriques dictionnairiques s’appuie à bon escient sur une «abondante exemplification» consignant des exemples «forgés» par l’auteur puisant dans un fonds lexical commun et des exemples «signés» par les auteurs recensés dans la documentation étudiée. L’une des rubriques illustrant le double ancrage méthodologique de l’ouvrage (dictionnaire usuel de la langue et dictionnaire encyclopédique) se trouve à l’article «réforme agraire», à la page 194 du tome 2, où est élaboré un long développement encyclopédique traitant de cette notion générique et de son inscription spécifique en Haïti selon des sources documentaires riches et variées.
Les termes traités en entrée dans les deux volumes figurent en ordre alphabétique strict et constituent des rubriques, mais le nombre total des entrées n’est pas spécifié dans la présentation du dictionnaire. Chaque terme est suivi de son indicatif grammatical (nom m., nom f., adj., loc. v., v., nom m. pl., adj. invar., adv.), parfois de sa prononciation, puis de sa définition empruntée souventes fois du dictionnaire Le Robert. Le terme traité est suivi dans la plupart des cas d’un contexte d’utilisation et de notes techniques ou linguistiques (précisions de l’auteur) ou historiques ou de développements encyclopédiques pour lesquels l’auteur indique des sources précises. Par exemple, à la page 74 du tome 2, le terme «moto-taxi» comprend une définition, «motocyclette utilisée comme taxi», et la définition est précédée de la mention «néologisme du français d’Haïti». Pour ce type d’exemples, l’auteur aurait pu inscrire à la suite de l’indicatif grammatical un indicatif de pays où le terme est habituellement usité (ex.: FR pour France, HT pour Haïti). Le terme «moto-taxi» ne semble pas en cooccurrence avec la variante orthographique «moto taxi», mais l’auteur a relevé l’existence attestée de «taxi-moto». La mention «anglicisme» est utilisée lorsque le terme étudié provient de l’anglais (ex.: «inverter», tome 1, p. 192).
La nomenclature du «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti» comprend un système de renvois, simple et efficace, que l’on retrouve dans toute œuvre lexicographique de qualité. Ainsi «fièvre» (qui n’est pas défini) renvoie à «thermomètre», terme faisant l’objet du traitement lexicographique; «fatras-poison» (qui n’est pas défini) renvoie à «déchets toxiques», terme faisant l’objet du traitement lexicographique. Il manque toutefois à ce système de renvois un «renvoi de voir» permettant de revenir au terme de départ («déchets toxiques» devrait ainsi renvoyer à «fatras-poison»).
Le «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti» consigne une abondante bibliographie répartie comme suit: (1) «Corpus traité ayant servi à la collecte des matériaux linguistiques» (collection de journaux, périodiques, revues et magazines haïtiens: Le Nouvelliste, Le Matin, Haïti en marche, Haïti-Observateur, Haïti-Progrès, Chemins critiques, Agence haïtienne de presse), ainsi que la transcription de textes à partir de la radio et de la télévision; (2) «Ouvrages divers consultésà des fins de collecte linguistique et de documentation »; (3) «Ouvrages spécialisés et/ou de référence consultés»; (4) «Ouvrages spécialisés à caractère linguistique». La bibliographie ne figure toutefois pas en ordre alphabétique, ce qui est une lacune dans la présentation des documents consultés.
Rédigé dans une langue claire adossée à la rigueur du propos, le «Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti» se consulte aisément et apporte au lecteur un volume d’information lexicographique de premier plan dans l’ensemble des rubriques. En cela aussi André Vilaire Chery a fait œuvre prionnière contemporaine et tracé la voie, dans le prolongement des travaux de Pradel Pompilus, à l’élaboration de recherches lexicographiques de qualité conformes aux principes de la dictionnairique moderne. La mise à jour de cette œuvre majeure devrait être à l’ordre du jour ainsi que sa migration vers une version électronique que l’on pourra consulter sur Internet.
Montréal, le 28 novembre 2019