— Par Selim Lander —
En écoutant le pianiste argentin Miguel Ángel Estrella, l’autre soir, à l’Atrium, je ne pouvais m’empêcher de penser au film de Haeneke, Amour, qui a remporté l’année dernière à Cannes une couronne ô combien méritée, superbe film qui met en scène une pianiste âgée, soudain privée de l’usage de son instrument par la maladie. À un moment, dans le film, alors que son mari lui fait entendre le dernier disque d’un de ses élèves virtuoses, elle lui demande d’arrêter : elle ne supporte plus d’écouter de la musique, y compris des morceaux qu’elle aime et qu’elle a, sans doute, elle-même joués. À la fin d’une vie, les valeurs les plus établies vacillent, quand elles ne s’éclipsent pas complètement.
Je pensais donc à ce film superbement émouvant, servi par deux interprètes éminemment talentueux (Emmanuelle Riva et Maurice Trintignant), en écoutant Miguel Ángel Estrella, l’autre soir, à l’Atrium. J’y étais porté par une raison simple : Miguel Ángel Estrella, né en 1940, est lui-même un pianiste âgé qui démontre une grande distance à l’égard de son art. Point de queue de pie chez lui, mais une chemise sport et un pantalon dans lequel il serait vain de chercher les traces d’un repassage récent. Il a fait placer un micro près de son instrument qu’il l’utilise pour haranguer son public. Contrairement à tant d’interprètes, il refuse en effet toute sacralisation de la musique. Il veut la rendre accessible, familière à tous, quitte à proposer des interprétations qui risquent de tomber à plat auprès de la partie la plus avertie du public. Ainsi lorsqu’il s’efforce d’imposer une « lecture » de la sonate en si mineur de Liszt dans laquelle nous devrions voir la confrontation de quatre entités : le destin, l’humain, le diable et le divin.
Passons, car la merveille chez Miguel Ángel Estrella est moins dans ses discours – pour aussi plein d’empathie qu’ils soient – que dans son jeu de pianiste. Pour les lecteurs les plus âgés de cette chronique, il sera peut-être rassurant de vérifier que la décrépitude peut attendre longtemps, que la virtuosité se prolonge, au moins chez les bénis du Ciel, jusqu’à un âge avancé.
Le programme était à l’image du pianiste : un nocturne de Fauré dédié à Stéphane Hessel – à l’issue d’un discours ampoulé dont il ressortait surtout que le pianiste et l’auteur (tardif) de best-sellers « indignatoires » se connaissaient ; quelques morceaux de Chopin, classiques des récitals de piano ; la « si mineur » de Liszt ; la « Habanera » de Ravel pour finir en évoquant l’Amérique latine. L’interprétation, car c’est cela qui importe, a paru sans faille, peut-être un peu mécanique parfois, comme cela peut se produire lorsque l’interprète est au sommet de son art (et peut-être aussi quand il pense davantage à ses discours qu’à sa musique !). On a – quoi qu’il en soit – écouté avec une ferveur particulière la sonate de Liszt, morceau fleuve (33 minutes) dans lequel on se noie – mais il s’agit de cette noyade délicieuse, ivresse dont on voudrait ne jamais voir la fin – une impression semblable à celle que peut susciter, en littérature, la lecture de Proust – en se promettant de la réécouter à la première occasion.
Qu’ajouter, sinon inviter les amateurs à croiser les doigts (!) Alors que la France s’enfonce dans la récession, des soirées comme celle-ci sont évidemment dispendieuses, d’autant que la salle… « Aimé Césaire »… de l’Atrium était loin d’être remplie… La culture « élitiste » est un luxe sans doute nécessaire mais qui coûte cher.
Programmation CMAC, Fort-de-France, 1er juin 2013.