— Par Malka Marcovich, historienne —
Il y a soixante ans, le prestigieux prix littéraire couronnait le roman « Le Dernier des Justes ». Salué comme une œuvre importante de la mémoire de la Shoah, il suscitera alors une « curée inouïe », dans un contexte de rapprochement franco-allemand et de résurgence de l’antisémitisme, souligne l’historienne Malka Marcovich dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Le 16 novembre 1959, le prix Goncourt est décerné à André Schwarz-Bart (1928-2006), écrivain apparu soudainement sur la scène médiatique pour son roman Le Dernier des Justes (Seuil). Cette épopée, que d’aucuns compareront à La Légende des siècles, de Victor Hugo (1859), retrace les errances et persécutions d’une lignée de « Justes » [thème puisé dans la légende talmudique] depuis le XIIe siècle jusqu’à 1943, au seuil de la chambre à gaz. Véritable bombe dans le paysage médiatique de l’époque, ce fut aussi un moment de curée inouï, qui n’a rien à envier aux violences que l’on connaît aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Cette fulgurance littéraire cristallise un ensemble d’événements dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Dans cette période de bascule des « trente glorieuses » se sont structurées des lignes de force identitaires et idéologiques qui n’ont jamais cessé de faire débat jusqu’à nos jours.
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Après le retour en force du général de Gaulle et l’avènement de la Ve République en 1958, la France s’enlise dans la guerre d’Algérie. Nous nous trouvons au cœur de la guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, avec des inquiétudes réelles ou fantasmées sur un conflit nucléaire qui pourrait embraser la planète. L’année 1959 voit le soulèvement tibétain contre la République populaire de Chine, la rupture sino-soviétique et le renversement à Cuba du président Fulgencio Batista par Fidel Castro. La peur d’une contagion cubaine dans la région n’épargne pas les territoires d’outre-mer. Des émeutes sanglantes en Martinique sont réprimées avec violence.
Fin de l’éducation du mépris
Cette même année, un ministère consacré à la culture est créé avec, en maître d’œuvre, André Malraux. L’irréductible Gaulois Astérix surgit comme une nouvelle promesse dans cette époque flottante où s’implante résolument la Nouvelle Vague. 1959, c’est aussi l’année où Jean XXIII, élu en 1958, supprime de l’oraison [pour les juifs du Vendredi saint] Oremus et pro perfidis Judaeis l’expression « juifs perfides », premiers pas vers le concile Vatican II (1962-1965) qui mettra fin à l’éducation du mépris avec la déclaration Nostra Aetate [sur les rapports de l’Eglise catholique avec les religions non chrétiennes, notamment la religion juive].
Au niveau démographique, la population juive française est à majorité européenne. Les juifs originaires d’Afrique du Nord ne viendront transformer le paysage urbain juif en France qu’après les accords d’Evian et l’indépendance de l’Algérie en 1962. Depuis la Libération, les survivants ou témoins du génocide n’ont pas réussi à faire entendre leur voix. Ceux qui étaient enfants durant la guerre et ceux que l’on appelle les « baby-boomeurs » ont grandi dans une atmosphère complexe, faite de silence, de culpabilité, de difficulté à communiquer, de fort désir de vivre et/ou de renverser l’ordre ancien. L’amalgame entre déportés pour faits de résistance et déportés juifs est patent.
Dans Nuit et brouillard, d’Alain Resnais, sorti en 1956, rien ne distingue les camps d’extermination et de concentration. Face aux pressions liées au rapprochement franco-allemand après le traité de Rome, en 1957, le film a été supprimé de la programmation du Festival de Cannes.
1959, c’est aussi le moment où l’on assiste aux premières résurgences d’antisémitisme en Europe, avec le réveil de mouvements néonazis en Allemagne et en Belgique. Par ailleurs, en France, la régie Renault décide le boycott d’Israël au profit de l’Egypte. Une première en Europe occidentale.
Jusqu’à la publication du Dernier des Justes, les auteurs témoignant de la « solution finale » n’étaient parvenus à mobiliser qu’un public restreint. Le Seuil – éditeur honorable et reconnu, constitué d’une équipe dite de « chrétiens de gauche » – s’enthousiasme dès la réception de ce manuscrit à la construction insolite. La maison d’édition compte comme premier succès Don Camillo [Le Petit Monde de don Camillo, publié en français 1951] de Giovanni Guareschi, vendu à 1,2 million d’exemplaires, deux prix Renaudot – Je vivrai l’amour des autres, de Jean Cayrol (1947), et La Lézarde, d’Edouard Glissant (1958) –, mais elle n’a jamais eu le Goncourt.
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L’attaché de presse au Seuil Serge Montigny, ancien journaliste à Combat, est persuadé qu’il s’agit du premier livre de la maison d’édition à la hauteur de ce prix. Il commence sa campagne dès le mois d’août en mettant l’accent sur les qualités littéraires du livre ainsi que sur le parcours de cet écrivain totalement inconnu, ancien adolescent résistant, ouvrier, autodidacte, dont peu de membres de la famille ont survécu à la Shoah. Avant même sa sortie en septembre, le livre, tiré à 7 000 exemplaires, doit être réimprimé.
En 1959, la presse écrite pèse de tout son poids dans le paysage médiatique. Les statistiques de l’époque indiquent que 80 % de la population lit quotidiennement les journaux. L’année 1959 constitue le début de la période bénie de la télévision, avec une chaîne unique que le général de Gaulle a décidé de renforcer. Le nombre de téléspectateurs augmente et, même si seuls 10 % des foyers possèdent un poste, la télévision s’installe inexorablement dans le tissu social. On va voir des émissions chez des voisins, amis ou parents, dans les cafés ou des télé-clubs créés à l’instar des ciné-clubs.
« Quelques petits cailloux… »
Le 1er octobre 1959 marque un tournant dans l’histoire du succès du Dernier des Justes. Pour la première fois, l’auteur apparaît au public dans l’émission déjà culte de Pierre Dumayet « Lectures pour tous ». Son regard puissant et profond, ses longs silences, « Mon livre… quelques petits cailloux… jetés sur leurs tombes », bouleversent la France entière. L’écrivain est soudain auréolé d’une dimension messianique. Le lendemain de l’émission, 45 000 exemplaires sont écoulés et le livre doit être réimprimé.
Mais au milieu de cette folie médiatique sans pareille surgit, le 28 octobre, « L’affaire Schwarz-Bart », lancée par André Parinaud, directeur de la revue Arts, qui a reçu un dossier à charge envoyé par les éditions Calmann-Lévy. Sous le titre « André Schwarz-Bart n’est pas le premier des Justes », le polémiste accuse l’auteur d’erreurs historiques et de plagiat de romanciers yiddish ou de l’historien Léon Poliakov. Les « plagiés » encore vivants volent spontanément au secours de Schwarz-Bart, y compris Poliakov, qui n’adhère pourtant pas à la vision de la souffrance décrite dans Le Dernier des Justes. L’affaire se termine le 5 novembre par un article de Bernard Frank, dans France Observateur, sous le titre : « Un hébraïsant distingué : André Parinaud », qu’il présente comme un « licencié en bricolage », alors que la revue Arts est qualifiée de « IVe République des lettres ».
Une fois « l’affaire du plagiat » désamorcée, l’enjeu du Goncourt se précise. Tous les prix se le disputent : le Femina, le Renaudot, et même l’Interallié. Les libraires s’inquiètent de ne pouvoir approvisionner leur stock à la veille de Noël. L’Académie Goncourt, présidée par Roland Dorgelès, décide alors de bouleverser la tradition en lui décernant le prix le 16 novembre, trois semaines en avance, par sept voix contre dix, et exige de Schwarz-Bart qu’il se cache durant cette période. Ce qui ajoute encore au suspense. Jean Giono, membre du jury violemment opposé au choix du Goncourt, fait savoir par voie de presse qu’il refuse de se rendre au restaurant Drouant pour la cérémonie du 7 décembre.
Le parcours de Schwarz-Bart et son roman font l’objet de récupérations et de manipulations de toutes sortes dans la presse nationale, régionaliste, juive, chrétienne, communiste… Les médias antisémites ne sont pas en reste. Plus de 300 articles sont publiés de septembre 1959 à décembre 1960. Avec Le Salut, troisième tome des Mémoires de De Gaulle, Le Dernier des Justes (près de 300 000 exemplaires vendus en 1959) fait partie des meilleures ventes de l’année, et les libraires ne parviennent même plus à suivre. Devant les débats qui font rage, l’historienne Renée Neher et le philosophe André Neher lancent l’opération « Souviens-toi », en février 1960, qui préfigurera ce que l’on appellera, à partir des années 1990, le « devoir de mémoire ». Le dialogue interreligieux lancé par l’historien Jules Isaac en 1948 entre juifs et chrétiens se structure. Son livre Jésus et Israël fera partie, avec Le Dernier des Justes, des ouvrages de référence durant les travaux du concile Vatican II.
Le « cycle antillais »
Lors de l’attribution du Goncourt, André Schwarz-Bart se contente de dire qu’il a des projets pour dix ans et qu’il compte, pour l’heure, entamer la rédaction d’un cycle ayant pour thème l’Afrique, les Antilles et l’esclavage. Dans une lettre publiée dans L’Express, il exprime son inquiétude devant le succès qu’il décrit comme un « animal fabuleux » qui « risque de le dévorer ». Lui et son épouse, Simone Schwarz-Bart, quittent la meute parisienne pour le Sénégal, avant de s’installer à Lausanne. En tant qu’intellectuel désormais reconnu, il prend position sur le conflit algérien, avec notamment, en novembre 1961, un article dans L’Express intitulé « Comme un brave Allemand ».
Lorsque est publié le premier livre du « cycle antillais », Un plat de porc aux bananes vertes (Seuil, 1967), coécrit avec Simone Schwarz-Bart, qui raconte l’histoire d’une vieille Antillaise exilée, recluse et déshumanisée dans un hospice de vieillards à Paris, les foudres de l’incompréhension s’abattent sur lui. Le « chantre du peuple juif » aurait trahi sa vocation originelle. Et la partition littéraire et humaine à quatre mains entre Simone et André Schwarz-Bart paraît scandaleuse car elle autorise le dialogue entre deux mémoires – celle de la mémoire juive et celle de l’esclavage et de la traite négrière – au nom de la contiguïté de deux expériences limites.
En 1972, Simone Schwarz-Bart publie Pluie et vent sur Télumé Miracle (Seuil), tandis qu’André Schwarz-Bart signe La Mulâtresse Solitude (Seuil). L’héroïne de la résistance à l’esclavage que l’auteur a exhumée des archives échappe à son auteur et s’érige en symbole. Les attaques qu’il subira alors le pousseront à « entrer en silence ». Le Dernier des Justes lui aussi fera son propre chemin, tel un golem [dans la mythologie juive, un être muet modelé dans l’argile]. On rapprochera Schwarz-Bart et son roman de ceux d’autres personnalités telles qu’Émile Ajar (Romain Gary) ou Patrick Modiano. Lors de la mort de Pierre Mendès France en 1982, l’éditorial de Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur est intitulé Le Dernier des Justes. Ce sera aussi le titre inversé du film documentaire de Claude Lanzmann, Le Dernier des injustes, en 2013.
Après la mort d’André en 2006, Simone replonge dans les manuscrits inédits du « cycle antillais » qui, tel un phénix, est publié sous leurs deux noms à partir de 2015. Cette aventure extraordinaire d’amour littéraire et de création entre deux être libres de tout enfermement communautaire se dévoile dans Nous n’avons pas vu passer les jours, le nouveau livre de Simone Schwarz-Bart, coécrit avec Yann Plougastel [journaliste au Monde] (Grasset, 208 p., 19 euros).
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En ces temps de concurrences mémorielles, de surgissements des zones d’ombre de notre histoire coloniale, de l’esclavage, de la collaboration et de palabres identitaires, l’œuvre des Schwarz-Bart nous incite plus que jamais à nous délivrer de toutes les prisons idéologiques.
Malka Marcovich est historienne. Elle est l’auteure de plusieurs essais parmi lesquels Les Nations (dés)unies, comment l’ONU enterre les droits de l’homme (Editions Jacob Duvernet, 2008) ; Les Bus de la honte (avec Jean-Marie Dubois, Tallandier, 2016) ; L’Autre héritage de Mai 68, la face cachée de la révolution sexuelle (Albin Michel, 2018).
Malka Marcovich (Historienne)
Source : LeMonde