— par Janine Bailly —
« Le Jeune Ahmed »
« Le Jeune Ahmed », des frères Dardenne, « Atlantique », de Mati Diop, « Antonio das Mortes », de Glauber Rocha : trois films éloignés par le lieu, le temps et l’intrigue, mais qui pareillement savent joindre à la transcription d’une réalité sociale, politique ou géopolitique, le récit de cheminements intérieurs personnels et initiatiques. Un cinéma universel, à l’instar de ses réalisateurs, de nationalité belge, franco-sénégalaise ou brésilienne.
Sans concession, avec l’objectivité et la froideur oserais-je dire d’un entomologiste, sans porter davantage de jugement sur leur personnage, Jean-Pierre et Luc Dardenne suivent le parcours d’un garçon de treize ans entraîné dans la spirale infernale de la radicalisation par un imam, intégriste et dont l’inconscience, la lâcheté et l’hypocrisie se feront jour au moment du drame. Influençable aussi bien que doté d’une sensibilité à fleur de peau, en révolte contre une mère qui se laisse tenter par l’alcool et refuse d’obéir à la dictature du voile autant qu’à certains autres codes du même tonneau, le jeune Ahmed, parce que persuadé de lutter contre l’impureté des incroyants, applique au pied de la lettre le discours de haine qui lui est servi.
Clos sur lui-même, sourd à tout ce qui n’est pas venu à juste titre ou de façon erronée du Coran, pétri d’admiration pour un cousin sacrifié au nom du djihad, Ahmed avance, petit corps dur et décidé, lèvres closes et regard obstinément rivé au sol, tendu comme un arc vers son but ; vers ce qui, croit-il, fera de lui un bon musulman. Prières répétitives, gestes obsessionnels d’ablutions, refus d’entendre les autres, sa mère, ses frère et sœur, son enseignante, son éducateur, une psychologue…
De ces lieux où on l’enferme, centre aux murs tristes, longs couloirs, portes à judas comme d’une prison, espace resserré d’une voiture, il ne s’évadera que dans le désir d’attenter une seconde fois à la vie de celle qui refuse dans son enseignement de se plier aux dictats de l’imam. Après cependant un temps de travail à la ferme, où la jeune fille blonde qui partage ses tâches auprès des animaux lui aura laissé entrevoir la possibilité d’une autre vie, une vie simple et sereine où l’on n’aurait plus peur de caresser le chien et le petit veau, une vie où la haine le céderait à l’amour. Mais le chemin intérieur du retour, c’est à la compassion de son institutrice qu’il le trouvera, dans un dernier face à face, celui de l’échange, de la compréhension enfin venue, et de la rédemption.
« Atlantique », de Mati Diop
Grand prix au Festival de Cannes en 2019, le premier long-métrage de Mati Diop traite de façon personnelle, et sous un angle rarement abordé, le problème crucial de l’émigration des jeunes au Sénégal : il fut un temps où en ce pays d’Afrique l’on considérait Barcelone comme le nouvel Eldorado. Le film se veut à la fois chronique géopolitique et sociale, thriller fantastique, histoire d’amour romantique à la Roméo et Juliette. Si, à tant vouloir mêler les genres le film nous égare sur son propos et prend parfois des allures d’exercice cinématographique, il est indéniable qu’il capte dans ses images une indicible beauté.
Beauté des visages et des corps déliés ; beauté cruelle d’une ville, sans soleil et comme irréelle derrière son voile de brume, qui oppose ses rues grouillantes aux immeubles en construction — telle cette tour en forme de voile, d’où partira la révolte — et aux riches hôtels à piscines ; beauté des âmes aussi, de celles qui résistent contre vents et marées à la corruption, à l’injustice, à la bêtise des interdits religieux et moralisateurs posés par une société en recherche d’identité. La trame narrative est construite sur l’attente, celle de Ada quand Souleimane la quitte, celle des autres filles que l’on devine pareillement abandonnées dans une scène de boîte de nuit où n’apparaissent pas les visages masculins. Pénélope(s), disent certains. Ada attendrait le retour de son Ulysse, mais ce serait alors une Pénélope qui n’aurait pu éconduire les prétendants, contrainte d’épouser celui que pour elle la famille a choisi ; un mythe inversé quand le lit blanc brûle dans la maison du mariage d’Ada, alors que le secret de la couche, bâtie par Ulysse autour d’un olivier et précieusement conservée, lui permet de se faire reconnaître de Pénélope… De la tragédie grecque, ou des mythes africains, ou du romantisme allemand surgit cette idée des morts qui sortent des limbes et reviennent hanter les vivants, surtout s’ils ont été privés de sépulture, et c’est bien le cas de ces jeunes ouvriers, embarqués une nuit, sans qu’Ada le sache, sur une simple pirogue après que le patron eut refusé de leur payer les arriérés de salaire. Un patron sommé par les revenants de creuser dans la terre une tombe aux corps absents, que l’océan dans sa monstrueuse colère a engloutis sans jamais les rendre. Enterrer les corps, braver les interdits et s’émanciper, ainsi que le fit l’Antigone antique…
Car ils reviennent, les jeunes hommes partis à la poursuite de leurs rêves, ils reviennent et reprennent vie dans le corps des délaissées, ils crient par leur bouche vengeance. Et si des fièvres étranges font souffrir certaines, si des djinns sont « entrés dans leurs corps par le nombril », le policier novice chargé de l’enquête à la suite d’incendies étrangement spontanés dans la ville — enfin sous la lumière, la rouge lumière des flammes purificatrices —, ce policier sera lui aussi la victime réticente puis consentante de l’étrange phénomène : superbe est la scène d’amour en écho à celle qui d’un simple baiser ouvrait le film. Confondus les visages, fondus l’un dans l’autre, est-ce à lui ou à Souleimane qu’Ada enfin se donne ? Toutes les barrières alors sont tombées, celle de la virginité, celle des tabous et conventions, celle de la mort aussi quand dans la mémoire renaissent les disparus.
Et toujours l’Océan, gros tout à la fois d’espoir et de drame, qui ouvre ou barre l’horizon. Il revient en plans de coupe, obstiné, omniprésent dans son ressac, on le longe dans la nuit ou à l’aube naissante, sous la clarté lunaire ou dans le sang d’un soleil couchant. Il est mouvement, comme est mouvement le film : passage du convoi ferroviaire qui sépare Ada et Souleimane, long plan à suivre Souleimane emporté sur la benne d’un pick-up vers son exil, et Ada qui marche au sortir du commissariat, assurée et fièrement droite, qui marche à la rencontre d’elle-même au bout de ce chemin d’apprentissage.
« Antonio das Mortes »
Enfin il y eut la re-découverte de Antonio das Mortes (O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro), de Glauber Rocha, icône du Cinema Novo qui dans les années cinquante et soixante révolutionna au Brésil la façon de faire des films. Partant de faits réels, de cette tradition de violence, de ces luttes qui ensanglantèrent le Sertão, le réalisateur disait avoir rencontré d’abord les gens de la région, recueilli auprès d’eux des témoignages, et mis en scène les seuls personnages ayant existé. Il dresse non seulement le portrait d’un anti-héros, Antonio das Mortes tueur à gages, par le passé tueur de cangaceiros, ces « guérilleros en lutte contre le pouvoir », mais encore le portrait d’un certain Brésil, torturé et violent, mystique et fracturé, lyrique et désespéré. Un Brésil incarné aussi par la figure de la Sainte, présente auprès des opprimés.
Réalité de la corruption qui règne, de la religion qui contraint, des injustices qui divisent la société certes, mais une réalité transcendée en un opéra démesuré d’images et de sons, les chants traditionnels composant en grande part la bande musicale. Une parabole où le tragique à l’antique se niche dans l’enchaînement des crimes, dans la fatalité pesant sur les humains, dans les destins brisés. Le baroque est dans les images, ainsi la femme en sa longue tunique suit, une brassée de fleurs artificielles géantes dans les bras, le corps de son amant que traîne par les aisselles, sur la terre désertique, le professeur. Puis sur le corps sanglant de son amant étreint ce dernier… Le western a aussi sa part, dans les groupes qui s’affrontent, les armes à feu qui parlent, les corps qui s’écroulent, mais ce serait un western renouvelé, et je dirai l’étonnante danse de mort à laquelle se livrent Antonio das Mortes et Coirana le meneur d’un peuple famélique, un foulard tenu dans la bouche les reliant jusqu’à ce qu’on le lâche et que l’un des deux tombe sous le coup de la machette.
Cependant, comme le jeune Ahmed, comme la jeune Ada, Antonio das Mortes, incité par la Sainte et l’instituteur à réfléchir sur ses actes, trouvera bientôt le chemin intérieur du retour. Et le tueur sanguinaire au service des puissants, parce que la cruauté et l’iniquité de ceux-ci, qui paient des mercenaires pour exterminer sauvagement les déshérités, enfin le touchent, comprendra ses erreurs et basculera dans l’autre camp, celui des opprimés !
Fort-de-France, le 24 octobre 2019