Aurore Evain : « S’attaquer aux violences symboliques de la domination masculine »

—Propos recueillis par Caroline Flepp —

Du Moyen Age jusqu’à ce que la révolution française le bannisse, le terme matrimoine était utilisé. Il aura fallu attendre le XXIéme siècle pour qu’enfin il reprenne vie. Ainsi depuis 2015, les Journées du Matrimoine permettent de mettre en valeur des scientifiques, autrices, compositrices, peintres, sportives… Aurore Evain, actrice, autrice de théâtre, metteuse en scène, chercheuse est la personne qui en France a réellement sorti le concept de matrimoine de l’ombre.

Comment définissez-vous le matrimoine ?

Le matrimoine représente, étymologiquement, les biens culturels transmis par les «mères», c’est-à-dire l’héritage culturel légué par les femmes, au fil des générations. Rendre visibles les femmes dans l’histoire culturelle et artistique consiste à s’attaquer aux violences symboliques de la domination masculine, sans doute les plus puissantes, car les plus insidieuses, celles qui se cachent et se transmettent dans l’inconscient et la mémoire collectives.

Ce mot fut dans l’usage courant dès le Moyen Âge et tout au long de l’Ancien Régime. Si on le considère comme un néologisme, il n’a pas de sens en effet. Mais si on accepte d’entendre que ce terme fait partie, comme le mot autrice, des féminins qui ont été effacés, invisibilisés pour des raisons discriminantes, par des institutions politiques et culturelles, notamment l’Académie française, traversées alors par des idéologies sexistes, qui vont à l’inverse des valeurs que notre société défend aujourd’hui, alors il entre en résonance avec notre modernité.

Au départ, lorsqu’un couple se mariait, au Moyen-Âge, chaque partenaire déclarait son patrimoine, les biens hérités de son père, et son matrimoine, les biens hérités de sa mère. Au final, il n’est resté que les prestigieuses journées du patrimoine, et les agences matrimoniales. Tout est dit, tout est signifié à travers l’histoire de ce mot. Une fois le matrimoine disparu, l’héritage culturel ne s’est plus conjugué qu’au masculin, et l’effacement des créatrices s’est accentué au fil dès siècles. Dès 2002, l’ethnologue Ellen Hertz a très bien analysé comment le matrimoine, défini au départ comme les biens maternels, devint peu à peu les biens de l’épouse, puis fut englobé dans ceux du couple, et comment cette appropriation fut la première étape programmée pour mener à son effacement.

Comme avez-vous contribué à sortir le matrimoine de l’invisibilité ? Quand ce concept est-il sorti en France ?

En 2011, j’ai rejoint le Mouvement HF pour l’égalité femmes/hommes dans les arts et la culture, en y apportant mes quinze années de recherches sur le mot «autrice» et l’histoire des femmes de théâtre. Je venais partager cette Histoire avec mes sœurs de théâtre, car elle avait représenté pour moi, en tant que créatrice, un puissant outil de légitimation. Je ne venais pas seulement partager du savoir, mais une expérience, un remède contre le sentiment d’illégitimité inoculée aux femmes qui créent depuis des siècles.
Pour sortir ce terme de l’invisibilité et reconstruire un héritage culturel mixte et égalitaire, j’ai suggéré au Mouvement HF Culture de s’en emparer.

En trois syllabes, le mot matrimoine permet de redonner corps et visibilité à des créatrices et des œuvres dont on a longtemps nié l’existence. Il rend cette histoire concrète, il la matérialise.

Aurore Evain

Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 magazine

4 SEPTEMBRE 2019