— Par Laurent Etre —
Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités Ivan Jablonka Seuil, 433 pages, 22 euros
Dans son dernier ouvrage, l’historien Ivan Jablonka souligne combien le féminisme est aussi l’affaire des hommes, pour peu qu’ils se départissent de stéréotypes.
Comme la justice sociale appelle la redistribution des richesses, une justice de genre digne de ce nom suppose une redistribution des genres. Et celle-ci se manifeste par la promotion de masculinités de non-domination, qui assument leur côté féminin et prennent toute leur part aux combats féministes. Tel est le point de vue que porte l’historien et écrivain Ivan Jablonka, dans son nouveau livre, avec toujours ce talent pour croiser dimensions biographiques et perspectives globales. « Ce livre est le produit d’une histoire familiale et personnelle », affirme-t-il dans l’épilogue, confiant par ailleurs se sentir, lui homme hétérosexuel, mari et père, « mal à l’aise dans le masculin ». Un questionnement existentiel qui demeure cependant en arrière-plan du présent ouvrage.
Les dérives identitaires battues en brèche
Recherchant les origines du patriarcat jusque dans le paléolithique, embrassant l’histoire pluriséculaire du féminisme et de ses courants, c’est un essai de socio-histoire d’une grande richesse que nous propose Ivan Jablonka. Des anthropologues Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier à la philosophe américaine Judith Butler ou l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani (Goncourt 2016), en passant par la figure incontournable de Simone de Beauvoir, la palette des références convoquées est plus que conséquente, sans que cela ne nuise au tranchant du propos.
Parmi les idées-forces, on retiendra en particulier la volonté de combattre toute suprématie masculine, au nom de l’égalité entre les sexes, mais aussi afin de libérer les hommes eux-mêmes de l’anxiété inhérente au virilisme. « La démonstration de force, l’agressivité, l’assignation à un rôle, l’obligation de réussite, la culture de la prouesse sont autant de pièges que la société tend aux hommes, et celui qui a la force d’y résister se voit intenter un procès en masculinité », fait observer l’auteur. En outre, fidèle à une tradition de pensée républicaine, Ivan Jablonka bat en brèche les dérives identitaires qui voudraient que le féminisme ne soit l’affaire que des seules femmes. Les prises de position féministes d’un homme des Lumières comme Condorcet, du libéral Stuart Mill, des théoriciens du socialisme ou du communisme (Fourier, Owen, Engels…) sont opportunément rappelées, sans taire leurs limites.
On regrettera néanmoins que l’essai pose le féminisme en parachèvement de la démocratie, sans s’interroger dans le même temps sur les limites structurelles que le capitalisme impose à celle-ci. Lorsqu’il s’agit de l’égalité femmes-hommes dans l’entreprise, Ivan Jablonka mise, pour l’essentiel, sur des mesures de discrimination positive. Or, le combat pour un égal accès aux responsabilités ne prend-il pas toute sa portée démocratique en s’articulant aux luttes pour libérer le travail de la course au profit ? L’auteur avance que cette dernière est un « fléau typiquement masculin », ce qui revient à suggérer que la féminité serait naturellement porteuse de vertus anticapitalistes. Pourtant, Ivan Jablonka critique les stéréotypes d’un féminisme différentialiste, tel celui de l’Américaine Carol Gilligan. Sur ce point, l’ouvrage maintient donc une certaine ambiguïté. Il n’en reste pas moins stimulant, dans sa façon de questionner moralement les comportements masculins du quotidien.
Laurent Etre
Source: Lhumanité.fr
Divers
Les Livres du nouveau monde
Date de parution 22/08/2019
22.00 € TTC
448 pages
EAN 9782021401561