— par Corinne Vasson —
« N’est- ce pas monstrueux que ce comédien, ici, dans une pure fiction, dans le rêve d’une passion, puisse si bien soumettre son âme à sa propre pensée, que tout son visage s enflamme sous cette influence, qu’il a les larmes aux yeux, l’effarement dans les traits, la voix brisée, et toute sa personne en harmonie de formes avec son idée ? » (Hamlet, Shakespeare)
Sur le cercle de l’agora, il est là, le Chien créole, tout maigre, torturé par la révélation qui se presse pour sortir de son antre, pour déchirer sa carapace et ses entrailles. Depuis son accrochage involontaire à une dame-jeanne sauveresse, alors que tous les siens disparaissaient dans les eaux, il erre dans la vie et observe les hommes se débattre avec leur animalité en devenir d’Humanité. Cassandre des Caraïbes, le héros de Bernard Lagier, donne tour à tour parole à Titurpis, pauvre âme noyée dans le miel d’amour de Famedeline, et Lacolas, qui,, tentait en vain de se mettre à la Ré/ » (dans le droit chemin). Ces deux-là nourrissent sa passion, son chemin de croix sur la route des hommes.
Comme un révélateur de notre âme malade de ne pas savoir où aller, rejeté, ignoré, il a la force de celui qui boit le monde et le transcende. Comme l’écrivait Anouilh : « c est reposant la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’ a plus d espoir, le sale espoir qu’on est pris qu’on est enfin pris comme un rat avec tout le ciel sur le dos, et qu’on n’a plus qu ‘à crier, pas à gémir non, pas a se plaindre, à gueuler à pleine voix ce qu on avait à dire et dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. » (Antigone, prologue.)
Bouleversant de fragilité et de sincérité, Erwin Weche, Chien créole, ‘évolue sur son cercle nu, pas tout à fait nu en vérité – le cercle sur lequel s’inscrit l’Histoire ne peut être entièrement nu et fracasse tour à tour, dans un élan d’amour, ceux qui peu à peu ont construit sans le savoir son idéal de chien errant. Urgence de la parole. , Salut ami » … Urgence de graver la parole … ,Salut frère » … Urgence à offrir sa pierre à la quête humaniste d’aujourd’hui. ,Adieu ami … Un dernier souffle, une victoire sur la misère. « Adieu frère »…
La langue de Bernard Lagier, Erwin l’a faite sienne, tant et si bien que du Québec à la Martinique en passant par la France, elle n’est plus qu’une, flamboyante et colorée .
Entre terre et ciel, la musique originale de Larsen Lupin, a des accents de mangrove, de forêt tropicale, de mouvements marins, de ville bouillonnante. Au terrestre, se mêlent alors des résonances plus ‘électroniques donnant à l’espace sonore une dimension cosmique discrète mais nécessaire au parcours de notre Chien créole.
L’espace théâtral proposé par Sylvain Bélanger participe de la construction du tragique contemporain. Tout y est, du choeur au protagoniste et même, aux Dieux: cet immonde crapaud Momo n’est-il pas un de ces Dieux qui déchirent notre temps, de ceux qui font et défont le monde au gré du vent ?
Le rapport frontal initié par la configuration même des salles de spectacle, est ici noyé par l’exigence attentive portée aux spectateurs. Car en somme, l’écho du peuple, qu’est le choeur, gronde de toute part . Ce regard qui voudrait ne pas exister, ne pas être là, ne pas assister à cet état d’urgence de la parole tant il remue nos viscères ; cette voix du peuple essentielle à la Tragédie, sont ici portés par cet ensemble unique, ce corps partagé qu’est le public. Sans doute y a t-il des récalcitrants, mais la naïveté et l’exigence créative, artistique d’Erwin Weche, Sylvain Bélanger et Bernard Lagier finiront par gagner les plus rétifs, car l’écriture théâtrale et l’écriture scénique contemporaines se réapproprient l’espace théâtral dans un acte citoyen participatif.
Si le spectacle présenté jeudi et vendredi 15 et 16 mars 2007 au CMAC était encore fragile et manquait de souffle, il avait déjà l’étoffe d’un bouleversement et certainement son itinérance va lui permettre de gagner en rondeurs car la présentation offerte à Fond Saint Jacques quelques jours plus tôt, avait la magie rare du coup de foudre.
Corinne Vasson