— Par Anna Garzetta —
Lors de la 34ème édition du Festival culturel de Fort-de-France, La Manufacture nous proposait du 18 au 21 juillet au Parc culturel Aimé Césaire sa 3ème édition sur le thème de la cinesthésie. Selon Mylène Emika, responsable de cette édition, la cinesthésie est la « sensibilité organique, émanant de l’ensemble de sensations internes imprécises, qui suscite chez l’être humain le sentiment d’existence, indépendamment du rôle spécifique des sens ».
La Manufacture est le déploiement éphémère d’une culture alternative des arts visuels et des arts vivants. Les palettes qui délimitaient son entrée sont remballées, les food trucks sont partis régaler d’autres publics, l’arène de pierre est vide. Les œuvres présentées, installations, ateliers, danses, concerts, restent pourtant dans notre mémoire. Ces traces dans la mémoire sont le signe que la Manufacture suscite une réflexion non éphémère sur les manières d’écrire, de voir et d’entendre le monde.
Dans cette partie en friche du Parc culturel Aimé Césaire, l’événement se déroulait en nocturne. Le lieu était chichement éclairé. La promenade en prenait des allures fantasmatiques, et l’illusion de l’intimité se mêlait à l’attente d’un rite initiatique. Cette ambiance collait parfaitement aux quatre installations artistiques présentes dans deux espaces différents : celles de Claire Laura Flamand et de Shanon Barro dans le jardin ; celles de Gwladys Gambie et la Boîte noire (Installation Sonore Immersive, avec la voix de Papa Slam, sur une musique de Césaire Christophe et une installation plastique de Michel Petris) dans les bâtiments.
Des quatre installations, toutes s’emparant du thème de la cinesthésie avec intensité, j’ai choisi, pour une question de proximité de thèmes de recherche, de ne parler que de celle de Gwladys Gambie. Née en 1988 à Fort-de-France, Gwladys Gambie est diplômée en 2014 du Campus Caribéen des Arts. Archipeli[ko] est sa première installation. Au 1er étage du bâtiment du Sermac, l’artiste accueillait les visiteurs, disposée à recueillir leurs impressions et à expliquer sa démarche : offrir une « installation qui interroge le corps comme île, territoire social et poétique », où le « corps devient une cartographie sensible, une topographie onirique, sensuelle, intime ».
Nous étions invité.es à nous déchausser puis à entrer dans une pièce plongée dans une pénombre rougeoyante, première étape dans une promenade expérientielle, les pieds nus dans du sable volcanique qui caressait la peau. Cette posture mystérieuse était une première mise en condition du « regardeur », terme choisi par Gwladys Gambie pour qualifier le spectateur. Une fois la porte refermée, nous levions le lourd rideau de velours, comme si nous accédions à la scène d’un théâtre. En réalité nous entrions dans une cabine intime pour regarder sur un petit écran accroché au mur une vidéo de vagues déferlantes. La voix de l’auteure et slameuse Simone Lagrand faisait résonner suavement ses mots, à l’unisson des incrustations d’entrelacs projetées dans la vidéo. Puis nous entrions dans une seconde et plus grande pièce baignée d’une lumière rouge. La lumière et le sable volcanique formaient le lien entre les deux salles. Dans celle-ci étaient disposés des sculptures d’homme et de femmes : plus exactement, des morceaux en résine cirée de trois corps en partie ensevelis dans le sable. En résonance avec les images de la vidéo, des dessins réalisés par l’artiste à même les murs, reprenaient le graphisme des lignes : elles se rejoignaient, se distordaient, grimpaient comme des plantes, s’entremêlaient, se mélangeaient, formaient une archipélie. Enfin, pour compléter le dispositif, deux conques de lambis peintes en rouge accrochées aux murs par des fils de pêche, faisaient entendre un texte composé en créole par Gwladys Gambie.
Le rouge omniprésent offrait au minimum deux pistes de lecture de l’œuvre : la couleur comme clin d’œil aux codes des peep show et à l’érotisme ? Ou bien symbolique du sang et de la violence ? Si le « regardeur » prenait la première option, et suivait l’orientation donnée par l’artiste, il devenait aussi un peu « voyeur ». Il pouvait même être intime avec l’œuvre, portant la main sur l’arrondi des hanches comme si ces morceaux de corps immergés dans le sable étaient ceux de baigneurs alanguis. Il pouvait aussi porter à l’oreille ces conques de lambis symboles de sexes féminins. Si la deuxième option était prise, ces morcellements de corps pouvaient alors être perçus comme métaphores de la tragédie humaine, celle éprouvée par les femmes (témoins ces corps percés de flèches), celle des corps de migrants gisant sur les plages.
D’autres clés de lecture pouvaient être adoptées selon l’histoire de chacun des « regardeurs ». C’est là l’une des richesses de l’installation archipélique de Gwladys Gambie, au-delà des sensations vécues : l’ouverture du champ des possibles, la lecture polysémique qu’elle suscite. Cette première belle installation de l’artiste émeut, ébranle, interroge notre sensibilité et nous donne matière à réfléchir sur nos écritures et visions du monde. Nous attendons la seconde installation avec impatience.
Blog de Gwladys Gambie : http://gwladysgambie.blogspot.com/