–Par Selim Lander —
A propos de Tristissimes mis en scène par Yoshvani Medina
Imagine. Non une banale salle de théâtre mais un « lieu scénique », une sorte d’entrepôt, de taille fort modeste, ceinturé de voiles noirs, un seul rang de 25 fauteuils de jardin en plastique blanc encerclant un espace couvert de copeaux. Deux femmes vêtues de noir attendent les spectateurs, assises par terre. En dehors des copeaux, il n’y a aucun accessoire sur cette scène qui n’en est d’ailleurs pas une puisqu’elle est de plein-pied. Lorsque l’œil et l’esprit se sont accoutumés à cet environnement, on devine que sous le tas de copeaux, au centre, se trouve dissimulé un autre personnage, trahi par sa respiration.
On t’a distribué une drôle de lampe électrique et l’on t’a prévenu : 1) il n’y aura pas d’autre éclairage que celui que prodigueront les spectateurs ; 2) l’intensité de la lumière faiblira avec le temps et il faudra redonner de l’énergie en utilisant la manivelle sur le côté de la lampe.
Et puis, lorsque toutes les chaises sont remplies, sans prévenir (il n’est évidemment pas question de faire retentir les trois coups traditionnels annonçant la levée d’un rideau de toute façon absent), l’une des deux femmes se lève. Elle semble très affligée et elle invoque son dieu,… lequel répond immédiatement. C’est l’avantage du théâtre que de permettre ce genre de miracle. C’est là que le spectacle commence réellement et cela démarre très fort. Car ce dieu est double, à la fois noir et blanc. Ce n’est pas un homme qui a surgi des copeaux, mais deux. Vêtus d’un simple slip, accolés dos à dos, ils sont comme un Janus biface. Leurs deux bouches parfaitement synchronisées créent un effet stéréo d’autant plus impressionnant que les deux voix sont sur des registres différents, l’une nettement plus grave que l’autre. Pendant toute la première séquence du spectacle, les deux hommes-dieux vont jouer l’un avec l’autre, tantôt l’un sur l’autre, tantôt l’un à côté de l’autre, et psalmodier ensemble les leçons qu’ils adressent à la pauvre mortelle qui, tant bien que mal, leur fait face.
Tu es fasciné par la force, l’élégance, la tendresse même, qui se dégagent de ce dieu double et tu te dis que, en effet, le spectacle est bien parti. D’ailleurs l’anecdote initiale a quelque chose d’excitant pour l’esprit : une femme qui a tué son compagnon pour un pain qu’il lui dissimulait alors qu’elle était affamée. On peut réfléchir là-dessus, s’imaginer dans une situation du même genre. Mais… comme les ressorts dramatiques de la situation ne sont pas explorés véritablement par l’auteur du texte (Ulises Cala, cubain comme le metteur en scène), tu te désintéresses assez vite de l’argument pour ne plus considérer que le jeu des comédiens. Les deux hommes (Ricardo Miranda et Bruno Khalo) sont quasi parfaits, la veuve assassine (Virginie Courmont) un peu moins convaincante, mais nul ne remettra en cause la direction d’acteurs. Le spectacle possède une indéniable beauté formelle et grâce à cela il ne lasse jamais.
Car la suite confirme qu’il ne faut pas espérer quoi que ce soit du texte. Les séquences suivantes (inspirée du théâtre nô d’après la documentation qui t’a été distribuée) sont encore moins intéressantes pour le spectateur moyen d’aujourd’hui que la première. Le second tableau fait référence aux héros mythiques de la guerre de Troie, le troisième fait intervenir un acteur fou du théâtre grec, Erostrate, le quatrième est un conte de fées avec apparition d’une femme arbre et le dernier met en scène le pauvre Job. Tu constates que les références de l’auteur sont plutôt hétéroclites, et tu te demandes pourquoi il a éprouvé le besoin de mobiliser tant de sources d’inspiration différentes pour un résultat aussi pauvre.
N’empêche que tu es toujours tenu en haleine. La seconde comédienne (Marie Laure) qui intervient à partir du deuxième tableau a quelques beaux accents tragiques et la direction d’acteurs ne se relâche pas tout au long de ce spectacle pourtant long (plus de deux heures). Il y a beaucoup de mouvements, des cris, des grognements. Les comédiens se roulent, se battent, se cajolent. Tu sens que le metteur en scène attache beaucoup d’importance à l’expression corporelle et tu ne lui contestes pas ce penchant. Bref, tu sortiras du spectacle sans avoir eu l’impression de perdre ton temps. Au contraire même. Tu as ressenti des choses, fortement. L’énergie a vibré. Les spectateurs ont agité leurs petites loupiotes (trop timidement néanmoins à ton gré). Il y a eu du bruit et de la fureur. Tu en as eu pour ton argent.
D’où vient alors que tu demeures frustré « quelque part » – comme dirait l’autre ? Tu connais déjà la réponse. Pour toi, le théâtre ne se réduit pas à la danse, fût-elle contemporaine. Il te faut autre chose : une histoire prenante, des personnages qui ne soient pas des marionnettes. Or ce n’est pas ce que l’on ta présenté. Tu te sens un peu floué, comme lorsque tu te retrouves, au hasard de tes pérégrinations dans un musée ou dans les galeries de peinture, devant un chef d’œuvre de l’art pompier. La perfection de la forme n’excuse pas l’absence totale de fond et cela est vrai au théâtre comme ailleurs (comme en amour par exemple). Peut-être la comparaison avec les « pompiers » est-elle trop péjorative. Disons plutôt que tu as vu cette pièce (?) comme on regarde un tableau abstrait. Comme il n’y avait pas de sens immédiatement perceptible, tu t’es trouvé devant une alternative qui ne te satisfaisait pas. Soit consentir un effort considérable pour donner toi-même du sens, quitte à accorder moins d’attention au spectacle proprement dit, soit te contenter de regarder sans chercher à comprendre, ce que tu as très vite décidé de faire.
Mais alors, tu te demandes si tu ne t’es pas trompé de genre. Tu repenses à la danse. Si l’on accepte de se passer des mots qui font les histoires excitantes pour l’esprit, si l’on souhaite voir des corps qui se nouent et puis qui se dénouent, des mains qui frappent le sol, entendre quelques cris gutturaux, réduire enfin l’expression à celle des corps, ne vaut-il pas mieux se tourner vers la danse contemporaine ?
N’est-ce pas là la question que, en toute modestie, tu voudrais poser au talentueux Yoshvani Medina ?
Selim Lander
24 juin 2006