— Par Roland Sabra —
La pluie n’est venue jouer sa partition qu’au troisième set et sur un mode mineur. Spirit House, le groupe fondé il y a cinq ans autour de Jean-Claude Montredon et Jon Handelsman deux copains de plus de vingt ans, inaugurait la soirée. Autour d’eux il y a Jobic Le Masson, Raymond Dombé et Mark Sims. C’est à Paris, bien sûr qu’ils opèrent le plus souvent. De l’historique Caveau de la Huchette à l’alternatif New Morning en passant par le mythique Sunset-Sunside de la rue des Lombards sans oublier l’ancien Petit Journal Montparnasse rebaptisé Jazz Café Montparnasse et bien d’autres encore, la ville qui fut la capitale du jazz au siècle dernier a encore de beaux restes. Le registre de Spirit House est à une incitation au voyage entre balade urbaine, déambulation nocturne, course accélérée, vol suspendu et accélération vertigineuse. A la batterie Jean-Claude Montredon, l’enfant du pays était à l’honneur, dans un joli dialogue avec le leader du groupe Jon Handelsman au saxo ténor et à la flûte traversière. Face aux envolées de braises pianistiques de Jobic Le Masson il y a, et c’est tant mieux, le flegme apaisant et régulateur du bassiste Raymond Dombé. La musique issue de cette rencontre de différents continents, de différentes cultures, de différents discours qui se conjuguent dans l’amour du jazz est parfois rude, explosive mais toujours chargée d’émotions débordantes.
En deuxième partie Janysett Mc Pherson dont c’était le quatrième passage en Martinique a confirmé ce que le public martiniquais savait déjà depuis longtemps à savoir, la très grande qualité des formations à la musique dispensées à Cuba. Pianiste à l’origine elle possède en la matière un toucher de clavier d’une belle sureté et par conséquence des quatre composantes de la musique, le rythme, la mélodie, le timbre et l’harmonie, c’est cette dernière qu’elle maîtrise avec le plus d’évidence, en jouant des dissonances pour donner d’avantage d’éclats et de couleurs à ses accords. Si elle emprunte aux grands standards universels en puisant notamment dans le répertoire de la chanson française et si elle se les approprie c’est pour les faire entendre d’une toute autre façon à un public qu’elle sait cajoler, sinon flatter. Son indéniable présence sur scène est au service d’un mélange voluptueux de musiques latino-américaines, de jazz et de chansons revisitées. Sur la scène mondiale du jazz elle est aujourd’hui en mesure de se tailler en tant que pianiste, compositrice et chanteuse une place de reine. Le public foyalais ne s’y est pas trompé en lui réservant un bel accueil et en se précipitant pour demander des dédicaces.
Le dernier set, le plus attendu était celui d’Abdullal Ibrahim & Ekaya, présenté par l’animatrice comme un « bâtiment » musical !. Elle voulait dire monument. A dire vrai on ne présente plus le « sud-africain Abdullal Ibrahim, autrefois appelé Dollar Brand avant sa conversion en 1968 à l’islam et que Nelson Mandela surnommait le « Mozart africain ». Le groupe Ekaya fondé en 1983, a aujourd’hui délaissé la dimension revendicative liée à la lutte contre l’apartheid et aux revendications identitaires. A l’angoisse et à la colère ont succédé la célébration, l’espoir et le calme méditatif. Les anciennes compositions sont aujourd’hui interprétées dans un style minimaliste loin des incarnations orageuses qui les caractérisaient. Abdullal Ibrahim, assis seul au piano, cajole ses lignes mélodiques sur le thème du temps qui passe et la mélancolie qui va avec, dans un rêve éveillé auquel les six musiciens du groupe, ce soir là, ajoutent leurs propres images et quand celles-ci défilent un peu plus vite, le pianiste lève les mains du clavier, le reprenant épisodiquement comme une ponctuation, ou pour tisser le lien entre les solos de ses musiciens. À la manière d’une élégante façon de passer la main, de dire au revoir à 85 ans. Émouvant.
Fort-de-France, le 28/07/19
R.S.