— par Janine Bailly —
Une des qualités du festival d’Almada, et non des moindres, est de faire se rencontrer, sans avoir aucunement à craindre la comparaison, le théâtre lusophone dans sa contemporanéité et les théâtres différents venus d’autres pays, théâtres émergés d’autres continents, certains nous disant être pour la première fois invités hors de leur pays d’origine. Ainsi la proposition « Do que é que somos feitos ?!, De quoi sommes-nous faits ?! », nous est offerte par la « Compagnie 1ER Temps » originaire de Dakar et jointe à la « Compagnie ABC » de Paris. Une création riche de sens, et qui comme tout bon spectacle, ne se donne pas dans l’instant à comprendre tout entière.
La danseuse Clarisse Sagna, le guitariste Press Mayindou, l’écrivain et pédagogue Kouam Tawa, le danseur chorégraphe Andréya Ouamba composent, sur la mise en scène de Catherine Boskowitz, une sorte d’opéra-rock baroque et déjanté pour nous parler de choses graves et sérieuses, du Congo ou du Sénégal, pour nous dire l’Afrique comme elle va, nous dire aussi le monde dans toutes ses blessures mal cicatrisées comme dans ses problèmes actuels, montée des extrêmes-droites, émergence de nouveaux dictateurs, obéissance aveugle des peuples…
Le spectacle se découpe en plusieurs tableaux successifs, sous-tendus d’un bout à l’autre, à l’exception de quelques pauses de silence bienvenues, par les sons puissants et les rifts de la guitare électrique, une guitare qui parfois couvre les paroles à entendre. Andréya Ouamba ouvre le bal, sur une histoire intime mimée de tout ce corps qui emplit à lui seul, de sa grâce et de sa force, l’espace d’un plateau dont les largeurs sont côté cour et côté jardin occupées par deux rangées de chaises vides — figurant un peuple, absent, soumis ?… puisque c’est de cela aussi qu’il sera question… De cette évocation d’événements personnels, énoncée sans interruption et comme improvisée sur les mouvements de la danse, dans un seul souffle, on retiendra le rapport à la famille, un père que l’on craint et si l’on tombe et se blesse, c’est des représailles encourues une fois revenu à la maison que l’on souffre plus que de l’écorchure ! Le gué est ouvert pour le premier texte de Kouam Tawa, levé vers nous dans son écharpe rouge afin de dire la soumission au pater familias, ce « dieu sur terre » et qui toujours a raison quand bien même il aurait tort, un père à qui l’on dit oui alors qu’il eût fallu dire non… Un père qui « façonne » la vie des autres… Et la peur que l’on a de lui, « on l’appelle respect » ! Et de la cellule familiale passant au village qui courbe la tête devant son chef, du village passant au pays tout entier incliné devant un roi, un empereur, un chef suprême, un dictateur et pourquoi non un président, Kouam donne au spectacle un tour éminemment politique ; fustige le caractère fallacieux d’élections prétendument démocratiques, qui donnent les voix à ceux qui pour mieux asseoir leur pouvoir et oppresser le peuple, tout d’abord le séduisent. Et puisqu’on les a élus, il ne serait plus question de remettre en cause ce qu’ils disent, en vertu du fait qu’ils sauraient mieux que nous ce qui pour nous est préférable !
Reprend alors la danse, au goût de performance où la femme et l’homme tantôt s’expriment seuls, tantôt accordent leurs pas, corps articulés ou désarticulés, tantôt se défient ou s’affrontent, entre figures de soumission(s) et figures de révoltes(s). Les deux danseurs parfois viennent se tenir comme en défi en bord de scène, nous interpellant d’un regard grand ouvert où se lirait l’agressivité de quelque reproche. Des micros sur pied ont été auparavant répartis à divers endroits du plateau, dans lesquels l’un et l’autre feindront de parler-crier, bouches ouvertes démesurées sur le silence — au silence condamnées ? Bouches desquelles, langue dehors, ils sembleront tirer de leurs mains les rubans inexistants d’un langage muet empreint d’une grande violence, la guitare à ce moment-là assumant avec exactitude le rôle des voix supposées. Reculés en fond de plateau, comme cette fois soudés l’un à l’autre, Clarisse et Andréya terminent la séquence en une commune trémulation des épaules, qui dans l’évocation d’une souffrance semblerait ne jamais devoir prendre fin !
Puis Clarisse s’enroule un linge blanc qui dissimule son visage, qu’elle teindra de rose avant de se le voir déroulé avec l’aide de son partenaire, peut-être une image symbolique de la décolonisation, puisque suivra un tableau où l’on entend que l’euphorie des indépendances faite de danses traditionnelles, de retour aux pagnes colorés, de vases de fleurs portés sur la tête, de fête et de spectacles en l’honneur des libérateurs, cette euphorie donc ne sera que de trop courte durée. Double sens sans doute de ces visages aux sourires alors exagérément éclos, nous regardant fixement, qui évoquent pour moi ces clichés trop souvent répandus dans nos sociétés occidentales ! Un montage d’images d’archives ou d’actualités projeté en fond de scène rappelle, entre « bal poussière » et cérémonies collectives et défilés militaires, que les dictatures sont de tous les pays, et qu’elles prospèrent sous tous les cieux.
Et la parole finale sera de Kouam assis tout au devant de la scène, penché vers nous requérant notre attention, parole déroulée en un long texte poétique écrit au cours des performances précédemment accomplies par la troupe, et fixé dans une forme définitive à Almada, afin de pouvoir le sur-titrer, ici en portugais. La rumba en est le thème, dont on exalte les vertus, les possibilités de bonheur et de résilience, mais qui par ailleurs fut assez indûment dédiée aux oppresseurs : cela tombe comme un couperet venant tempérer l’apologie de cette forme de danse ! Et le bal final sera partagé par d’aucuns spectateurs, conviés par les membres de la troupe à les rejoindre sur la scène, pour une célébration festive, de fraternité théâtrale, où sera entendue la voix de Jacques Dutronc dans les recommandations ironiques de sa chanson « Fais pas ci, fais pas ça ! »
Almada, le 17 juillet 2019
Photos Paul Chéneau