— Par Michèle Bigot —
Avec Catherine Germain
Le Off d’Avignon a déjà reçu naguère François Cervantès, avec un spectacle intitulé « Prison possession ». Il nous revient aujourd’hui avec Le Rouge éternel des coquelicots. Cette pièce est elle-même issue d’un spectacle plus large monté au théâtre du Merlan, Scène Nationale de Marseille, intitulé «L’épopée du grand Nord ». Il s’agissait d’une vaste fresque réunissant sur scène les témoignages des habitants des quartiers Nord de Marseille. Mais cette fois c’est une histoire, celle de Latifa Tir. Latifa est d’origine Chaouïa, ses parents sont arrivés à Marseille dans les années cinquante. Toute sa vie a pour cadre les quartiers Nord dont elle a vécu la construction et l’histoire.
La pièce est un monologue, écrit d’après les conversations que F. Cervantès a eues avec Latifa dans le quartier de la Busserine. Latifa y tient un snack depuis quarante ans, et voilà que « Habitat 13 » a décidé de démolir le snack pour moderniser l’endroit. Il s’agit donc d’une histoire vécue, et le personnage qui prononce le monologue est donc créé à partir d’une personne réelle. Le monologue raconte l’histoire familiale de Latifa, mais aussi l’histoire de tout le quartier dont elle est l’âme et son snack l’emblème. Toute la vie des quartiers Nord y trouve sa place, avec ses mères isolées, ses familles au chômage, ses trafics, ses peurs mais surtout son indestructible solidarité. Toute la population est là pour soutenir Latifa et empêcher la destruction de leur snack. C’est donc l’histoire d’une résistance collective à l’oppression d’une institution aveugle, l’exemple d’une désobéissance civique.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un théâtre documentaire tel qu’on a pu le connaître chez des dramaturges comme Pommerat. Il y a là une véritable réécriture menée par F. Cervantès et c’est aussi elle qui assure le succès du spectacle. Une écriture très étonnante et novatrice sous ses allures modestes. Un véritable événement dans l’écriture. Le fondement en est un renversement des rôles traditionnels du factuel et du fictionnel. D’habitude, l’acteur interprète un rôle, un personnage de fiction. Ici c’est une personne réelle qui vient habiter le corps de l’actrice, comme un fantôme ou un djinn viendrait s’emparer d’un corps qu’il gouverne à sa guise. L’actrice n’est plus que la marionnette de Latifa. C’est Latifa elle-même qui parle par la bouche de Catherine Germain, du moins c’est l’illusion créée par l’écriture. Le mécanisme est saisissant, aussi troublant qu’efficace et on se laisse prendre et émouvoir par cette illusion comique. C’est du théâtre à l’état pur, alors que la scénographie ne s’encombre ni de lumière, ni de musique, ni de décor. Une femme seule en front de scène, une présence charnelle intense, sa gestuelle, ses expressions, la traduction scénique de la vie même. L’art suprême du naturel dont on sait que rien n’est plus difficile à obtenir sur le plateau.
Un texte et une interprétation reposant sur la seule force du verbe, de sa diction, sur l’authenticité d’une émotion et l’épaisseur d’un vécu. Latifa, c’est simple, on l’aime ! ça semble si facile, et c’est le fruit d’un tel travail ! Là où d’autres s’évertuent et se triturent l’écriture pour faire du théâtre populaire, François Cervantès réussit à tous les coups à la faveur d’une intelligence et d’une générosité qui forcent l’admiration.
Michèle Bigot