— Par Michèle Bigot —
Depuis 2014, Le théâtre de la Commune d’Aubervilliers confie chaque année à des artistes le soin de concevoir un spectacle touchant aux problèmes sociaux contemporains, avec l’ambition de faire vivre un théâtre politique. Cette année la mission est dévolue à Julie Berès et à sa troupe « La Compagnie de cambrioleurs ». Pari relevé, et avec quel brio et quelle énergie ! Rien n’est aussi convaincant que cette performance de quatre jeunes femmes issues de l’immigration qui nous content avec humour, avec gravité et émotion les embûches de leur chemin et empruntent chacune à sa façon les voies de la désobéissance. La désobéissance, vertu cardinale dans un univers patriarcal qui cherche à les dominer sinon à les anéantir. Elles ont le feu de leur jeunesse, l’enthousiasme, le courage et l’intelligence. Elles ont appris à parler et ont découvert que le verbe est une arme imparable lorsqu’il est aussi juste que drôle. La satire est chez elles, non un genre conventionnel, mais un mode d’expression naturel.
Jugez-en sur deux traits : elles arrivent, en formation serrée, elles prennent possession du plateau, le traversent en diagonale au pas de charge et en rythme, tout en échangeant des sourires complices avec le spectateur : ça y est vous êtes embarqués ! Elles s’installent en fond de scène et gravent à la craie sur un mur noir des lettres formées à l’envers. Elles font ensuite un selfie de groupe devant l’inscription, selfie reporté par l’image vidéo. Vous pouvez donc lire l’inscription à l’endroit : « Désobéir » ! Astucieux !
Premier tableau : une jeune femme musulmane s’assoit en front de scène ; elle est habillée d’une abaya noire. Elle nous livre son histoire sur le mode de la confidence, entre sourire et larmes, sa foi, son ingénuité, sa rencontre amoureuse : elle s’est fait piéger par Hassan qui la manipule honteusement. Pourtant, elle ne renonce pas à sa foi et envisage de devenir une femme imam.
La suite est tout aussi prenante : la jeune fille d’une famille turque qui ambitionne de devenir danseuse, la fille d’une famille noire évangélique qui s’émancipe à la force du poignet et du cerveau, la jeune fille beur, chacune a un parcours singulier, mais toutes affrontent la même intolérance, la même domination patriarcale et la même ségrégation sociale. Elles y répondent avec la fougue de leur jeunesse, la force de leur désir : désinhibées, révoltées, cultivées, en pleine possession de leurs moyens, elles assument bravement leur singularité et jusque leurs contradictions.
On rit, on s’émeut, on partage, on admire. Pas un seul moment d’ennui ou de faiblesse, on se laisse emporter avec ravissement. Le texte, conçu conjointement par Alice Zeniter et Kevin Keiss, la chorégraphie mise au point par Fesica Noita, la scénographie et l’ensemble de la mise en scène de Julie Berès, tout est pensé dans le moindre détail et orchestré avec bonheur. Mais le chapeau revient aux comédiennes, dont le jeu est à lui seul une leçon de théâtre : Charmine Fariborzi, Hatice Özer, Lou-Adriana Bouziouane, Séphora Pondi. Leur diction, leur danse, leur expression sont irrésistibles. Elles ont participé à cette écriture collective, chacune apportant le témoignage de son expérience, et c’est cette force du vécu qui emporte la conviction. Le témoignage doublé d’un imaginaire poétique dessine sur le plateau un espace mental dans lequel la réalité est sublimée.
Bravo à l’ensemble de l’équipe artistique, dont l’ambition est d’« organiser le pessimisme » selon la formule de Walter Benjamin. Il s’agit d’ébranler les certitudes, de faire bouger les lignes, de faire naître l’émotion, renouant ainsi avec le fondement de l’art dramatique.
Michèle Bigot