— Par Michèle Montantin —
Objet : Cultures Sud 168 Caraïbes : un monde à partager. A propos de votre article intitulé « Haïti, Guadeloupe, Dominique : nouvelles écritures théâtrales ».
Monsieur Pliya,
Il est important pour le théâtre des Caraïbes, et bien entendu pour le théâtre de Guadeloupe, d’être abordés dans une revue aussi prestigieuse que CULTURES SUD, outil éditorial de la puissante association CULTURES France, et c’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai ouvert cet ouvrage, distribué lors de la conférence de coopération régionale des 21 et 22 avril 2008 à laquelle je participais au Gosier en Guadeloupe.
Suite à la lecture de votre article, je crois nécessaire de vous faire part de mes réflexions et de les faire partager à un certain nombre de responsables, artistes, acteurs culturels et institutions de nos régions, ainsi qu’à CULTURES SUD, car le regard que vous portez sur le théâtre dans notre région et votre manière de vous en faire le rapporteur autorisé, me paraissent sujet à caution.
SUR L’ABSENCE DE DISCOURS ESTHETIQUES FORTS
Dans votre conclusion intitulée « engagement et distanciation », vous écrivez à propos du théâtre en Haïti, Dominique et Guadeloupe : « Trois îles, trois rapports au monde théâtral contrastés, mais on retiendra cependant deux similarités, par delà les différences.
– Qu’elle soit plus ancienne ou contemporaine, la pratique théâtrale dans ces îles et dans la Caraïbe (écriture, jeu, mise en scène…)s’inscrit toujours dans la transversalité des langues (créole, anglais, espagnol), transversalité des disciplines (chant, danse, arts plastiques, vidéo…). C’est véritablement l’une des singularités du théâtre dans la Caraïbe, et ce depuis toujours. Seule l’absence de discours esthétiques forts explique que ces nouvelles écritures scéniques ne prennent pas une dimension plus professionnelle. »
Vous affirmez comme une révélation ce qui correspond à une évidence que tous les observateurs et acteurs de la création théâtrale évoquent depuis plus de 30 ans concernant le théâtre dans la Caraïbe, à savoir une théâtralité qui use de toutes les possibilités de la représentation scénique, des pratiques scéniques, des pratiques textuelles et des arts de la danse, du chant et de l’image. Ce que vous nommez transversalité des disciplines a été largement interrogé, analysé et décrit pour ce qui concerne la Guadeloupe, par un certain nombre d’acteurs culturels et de dramaturges d’ici et d’ailleurs, on peut citer Guylaine Gadjard, Max Jeanne, Bridget Jones, Gerty Dambury, Alvina Ruprecht, Stéphanie Bérard, et moi-même, Michèle Montantin…
Certains d’ailleurs, tout en constatant cette « singularité » comme vous la nommez, réfutent la réduction de la création théâtrale aux Antilles à cette transversalité et se posent la question de savoir si ces nouvelles écritures théâtrales, en réalité nouvelles dans la forme que l’on peut leur donner, mais vieilles comme le monde de Bali à Pékin, ne sont pas justement une des difficultés supplémentaires pour la création.
Aussi lorsque vous écrivez : « Seule l’absence de discours esthétiques forts explique que ces nouvelles écritures scéniques ne prennent pas une dimension plus professionnelle », l’explication semble bien courte, car la question se pose de savoir ce que vous entendez par « discours esthétiques forts ». Pour l’heure votre article n’en donne pas la moindre idée, et le fait de nommer la théâtralité caribéenne « transversalité » et « nouvelles écritures scéniques » ne peut tenir lieu et place de « discours esthétiques » vous en conviendrez.
«CEUX QUI RESTENT APPAUVRISSENT LEUR DISCOURS THEATRAL EN TERMES D’ESTHETIQUE»
Vous poursuivez ensuite le constat de l’état de la création théâtrale en Haïti, Guadeloupe et Dominique selon vous, par : « La pratique théâtrale, dans ces îles, est traversée par une tension, un dilemme des créateurs entre l’ancrage local et la diffusion à l’international. Bien souvent ceux qui restent appauvrissent leur discours théâtral en termes d’esthétique mais gardent un « public » populaire et une reconnaissance « intra – muros ». De l’autre côté, ceux qui partent, s’enrichissent artistiquement, sont invités sur les scènes du monde, mais deviennent des inconnus dans leur île. »
Vous posez là le problème du public et de l’incapacité dans laquelle il se trouverait, selon vous, d’accueillir une œuvre esthétique forte. Pour pouvoir exprimer une esthétique forte l’homme de théâtre n’aurait pas d’autre issue que de quitter l’île, pour « s’enrichir artistiquement » loin de ce public qui obligerait en quelque sorte l’artiste à appauvrir son discours théâtral.
J’éprouve là comme un grand malaise.
Le public « populaire » serait donc selon vous inaccessible à une oeuvre esthétique forte ? « L’ancrage local » conduirait à la médiocrité ? Seules les « scènes du monde » seraient désirables et compteraient pour les artistes dignes de ce nom ?
S’il est évident qu’il faut mettre l’accent sur la formation, sur la recherche du professionnalisme, sur la nécessité d’une critique non complaisante, je trouve inconsidérée votre manière de mettre en cause et l’artiste et le public, tout en éludant l’importance des lieux et de leur mission dans nos contextes îliens, pour le rôle qui leur incombe dans la création, les rencontres artistiques, la diffusion, la formation d’un public pour le théâtre de qualité, qu’il vise ou non un public « populaire ».
J’avoue que, pendant mes cinq années à la direction du Centre d’Action Culturelle de la Guadeloupe, j’ai toujours pensé que si l’œuvre était forte, sincère, provocante et différente, elle atteindrait son public, ceci étant un travail de longue haleine, un travail auquel une structure comme celle que vous dirigez a pour mission de contribuer.
CAR NOUS AUSSI NOUS SOMMES LE MONDE, MONSIEUR PLIYA
Très curieusement la Martinique est totalement évacuée de votre article. Pourquoi ? Et pourtant le plus grand des poètes et dramaturges y a écrit des oeuvres immortelles pour le théâtre, je veux parler bien sûr d’Aimé Césaire, et des institutions et des lieux tels le SERMAC, le CMAC ont joué des rôles capitaux pour la diffusion des oeuvres et la création dans la Caraïbe. De plus vous y avez fait une escale importante puis que vous y avez animé un atelier de dramaturgie au CMAC, créé et dirigé l’association ETC, et, si mes souvenirs sont exacts, lancé le projet d’un Centre de Ressources Théâtrales à Fonds Saint Jacques…
Le « charcutage » que vous opérez dans votre article en aliénant à la Guadeloupe, la Martinique et Haïti, les liens constants, forts et vivants que les acteurs culturels, politiques et les artistes n’ont jamais arrêté de tisser, même si certaines périodes ont été plus favorables que d’autres, ajoute encore au malaise.
Cette absence de la Martinique est d’autant plus regrettable, Monsieur Pliya, que vous semblez vouloir ignorer l’organisation de manifestations importantes et longtemps pérennes qui ont tissé des liens et des connivences de création, ainsi les Rencontres Caribéennes de Théâtre organisées par le CMAC pendant 25 ans et que j’ai co-organisées en Guadeloupe avec le CAC pendant cinq ans et pendant deux autres années avec le Centre des Arts de Pointe à Pitre.
La même ignorance semble prévaloir sur Haïti. Si vous faites montre d’une certaine connaissance du théâtre dans ce grand pays, si vous citez la création de la pièce de Simone Schwarz Barth, mise en scène par Syto Cavé, si vous citez Baka Roklo…c’est toujours de manière tronquée et ambiguë. Evoquant Ton Beau Capitaine vous le faites comme s’il s’agissait d’une initiative du théâtre haïtien, alors qu’il s’agit d’une initiative de la Guadeloupe résultat des échanges plus haut décrits. En effet la pièce Ton Beau Capitaine de Simone, a été écrite suite à de la demande que je lui en ai faite en tant que directeur du Centre d’Action Culturelle de la Guadeloupe, pièce que j’ai produite en résidence de création…en 1988. J’ai fait appel à Syto Cave pour cette création, Syto que je connaissais grâce justement aux contacts et échanges importants développés entre Guadeloupe, Martinique et Haïti. Pendant vingt cinq ans Franketienne, Syto Cave, Lyonnel Trouillot,
Hervé Denis… ont trouvé chez nous, en Guadeloupe et en Martinique une scène du Monde…Car nous aussi nous sommes le monde, Monsieur Pliya.
DE BELLES AVENTURES ONT VECU
Dans le chapitre consacré à la Guadeloupe, vous écrivez : « De belles aventures ont vécu…C’est le cas d’Arthur Lérus, comédien, auteur, metteur en scène de talent, chercheur en créole d’une esthétique propre, identitaire, singulière. C’est également le cas de l’association Textes En Paroles qui, dirigée par le regretté Noël Jovignot, a tenté par des appels à textes de mettre en voix et en écoute des textes d’auteurs antilloguyanais» Et vous poursuivez par une affirmation…singulière… « Aujourd’hui seules deux initiatives font vivre une dynamique de théâtre de création : celle de la compagnie SIYAJ, de Gilbert Laumord, et celle de l’association Ecritures Théâtrales Contemporaines en Caraïbe ».
Qu’en peu de mots la messe est dite.
Je voudrais rétablir un peu de vérité. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer votre texte, Textes En Paroles n’est pas mort. Depuis la création de la manifestation en 2002 que j’avais confiée à Noël Jovignot, en partenariat avec le Festival de Théâtre des Abymes, et la création de l’association en 2003, les appels à écritures, les mises en lecture, les critiques transmises à tous les auteurs de leurs textes par un jury international, n’ont jamais cessé.
Enfin, TEP, par convention avec le Conseil Général et La Médiathèque Caraïbe Bettino Lara, le Conseil Régional et la DRAC, oeuvre à la création d’un Centre de Ressources Théâtrales Caribéen, qui permettra de préserver les oeuvres, de les rendre accessibles et de les promouvoir. Ce centre de ressources sera inauguré le vendredi 16 mai 2008 à Basse – Terre.
Une autre convention avec ANETH permettra d’initier un centre de ressources dramatiques caribéen au sein de l’Association des Nouvelles Ecritures Théâtrales.
D’autre part, et malgré le décès de Noël Jovignot, TEP a abouti le dernier désir de création de notre ami en assumant la production de la création de IDA pièce de Baka Roklo (Guy Régis), sélectionnée en 2004 par le jury de TEP et créée en 2006, à l’Artchipel, Monsieur Pliya et représentée pour une vingtaine de représentations au Tarmac de la Villette avec une presse nationale plus qu’élogieuse.
Pour suivre l’exemple de Noël Jovignot, homme qui prenait, en vrai artiste, sans calcul de carrière ou d’opportunisme, tous les risques de la création et de la production d’une pièce qu’il choisissait chaque année, TEP a transformé ses statuts afin de pouvoir produire régulièrement les textes sélectionnés par son jury.
Enfin pour terminer, je trouve très surprenant que vous ne trouviez en Guadeloupe, que seuls deux exemples, selon vous, d’une « dynamique de création » …J’aurais apprécié que, parlant de transversalité, votre regard soit moins dirigé, et que des artistes qui pratiquent « la transversalité » comme vous dites, bénéficient aussi de votre reconnaissance, je veux parler par exemple de Dominique Coco ou de Léna Blou.
Je veux vous rassurer, Monsieur Pliya, ETC et SIYAJ ne sont pas seuls à travailler pour la création théâtrale en Guadeloupe, d’autres artistes et acteurs culturels avec l’aide et la confiance des institutions et du public, ont l’intention de faire en sorte que « une dynamique du théâtre de création » voit réellement le jour, chez nous, espérant que la scène nationale l’Artchipel, saura soutenir aussi leurs initiatives.
Le 1er mai 2008
Tambour Montplaisir
Michèle MONTANTIN
Bibliographie :
Mai 1980 : CARE Centre Antillais de Recherche et d’Etudes numéro 6 regards sur le théâtre
1992 : Guide Répertoire des Artistes en Guadeloupe DRAC Article Le théâtre en Guadeloupe de Michèle Montantin
1994 : Poétiques et imaginaires francopolyphonie littéraire des Amériques de Alvina Ruprecht chez l’Harmattan
1997 : Paradoxes of french caribbean theatre de Bridget Jones and Sita E. Dickson littlewood
1997 : The world encyclopedia of contemporary theatre volume 2 AMERICAS
2000 : Les cahiers de Prospéro revue du Centre National des Ecritures du Spectacle N° 12 dirigé par Gerty Dambury, paroles échangées avec Michèle Montantin
2003 : Les théâtres francophones et créolophones de la Caraïbe Haïti, Guadeloupe, Guyane, Martinique, Sainte Lucie. l’Harmattan
2003 : Guide Culturel de la Guadeloupe Institut de Coopération Franco-Caraïbe (ICFC) article « Le rire vainqueur » de Michèle Montantin
Juillet 2003 : DERADES Revue caribéenne de recherches et d’échanges. Articles de Alvina Ruprecht, de Michèle Montantin, de Gerty Dambury…
Décembre 2004 : DERADES Revue caribéenne de recherches et d’échanges. Article de Stéphanie Bérard « A la recherche de l’histoire perdue, oubliée, retrouvée, La scène théâtrale guadeloupéenne en quête de son histoire »
Août 2006 N° 162 : Notre Librairie revue des littératures du sud Théâtres contemporains du sud 1990 – 2006 Du rituel au théâtre caribéen contemporain par Stéphanie Bérard.