— Par Roland Sabra —
La salle Frantz Fanon accueillait le 23 mars deux personnalités d’exception pour un spectacle à la hauteur de cette réputation. Frederick Wiseman mettait en scène « Oh les beaux jours » de Samuel Beckett et donnait la réplique à Catherine Samie dans le rôle titre.
Frederick Wiseman est un documentariste majeur de notre époque. Né en 1930 ce juriste de formation enseigne d’abord à l’Université de Boston et très vite passionné par les enquêtes de terrain il va, caméra à l’épaule, « filmographier », ausculter en sociologue-cinéaste, la société étasunienne, des cours de justice aux quartiers de Harlem, en passant par un camp d’entraînement d’appelés pour le Vietnam, sans oublier, la vie quotidienne de la police de Kensas City ni Le fonctionnement d’un grand magasin de luxe à Houston ni même Le logement social. Son coup d’éclat initial date de 1967 quand sort en salle Titicut Folies qui jette un regard d’une acuité terrible sur un hôpital pour aliénés criminels. En 1996 il réalise pour le Français « La Comédie-Française ou L’Amour joué ». L’histoire ne nous dit pas s’il connaissait déjà la grande Catherine Samie, membre pendant un demi-siècle de la Comédie Française et donc Doyen de la célèbre institution. D’une formation initiale de danseuse mais aussi de musicienne elle a gardé ce sens du rythme de la phrase, de la mélodie des mots qu’elle a cultivé dés son entrée dans la maison de Molière en travaillant sa voix grave pour en développer toutes les moirures.
Wiseman et Samie ont ce point commun de venir d’ailleurs, de l’autre côté de la frontière, ce qui leur donne cette capacité d’aller vers l’autre, Wiseman dans sa quête de l’altérité à travers son oeuvre de metteur en scène sociologue et Samie à travers son étonnante aptitude à endosser les rôles les plus divers de Nicole à Madame Jourdain pour aujourd’hui s’enfouir dans celui de Winnie. Sur scène elle rayonne de générosité, illumine de soleil l’absurdité existentielle de l’univers beckettien.
« Oh les beaux jours » est créé en France en 1963 avec Madeleine Renaud. Les didascalies précisent que le rôle doit être tenu par une comédienne « … autour de la cinquantaine avec de beaux restes.. » La précision est importante car elle infirme la lecture la plus fréquente, celle d’une « fin de vie » développée par les dernières interprétations de Madeleine Renaud quand elle reprend pour la énième fois dans les années 70, à un âge très avancé le personnage de Winnie. Winnie enlisée dans son tas de sable dont n’émerge que la taille au premier acte puis seulement la tête au second, n’est rattachée à l’existence que par l’observation des objets hétéroclites contenus dans son sac noir: un revolver, un miroir, une brosse à dent, un tube de rouge à lèvres. Fragmentation de la vie et du discours, proche de l’aphasie, pour dire de façon hachée le morcellement des corps, celui de Winnie, et des existences réduites à des gestes élémentaires : se coiffer, se mettre du rouge à lèvres, fouiller dans son sac. Ces petits riens de l’exercice d’acteur que l’on appelle justement le bag-routine. Bag-routine qui peuple, qui envahit d’autant mieux notre quotidien que nous n’y prenons pas garde, que nous n’y faisons pas attention si ce n’est dans les moments de chocs émotionnels quand le dérisoire de nos vies nous saute au visage.
Beckett qui refusait de gloser sur son théâtre finit par lâcher à propos de la pièce : « Je me suis dit que la chose la plus terrible qui puisse arriver serait de n’être jamais autorisé à dormir, comme si juste au moment où on était en train de s’assoupir un grand « Dring˜ obligeait à rester éveillé ; vous vous enfoncez vivant dans le sol, et dedans ça grouille, c’est plein de fourmis, et le soleil brille sans arrêt, jour et nuit, il n’y a pas un arbre (…) il n’y a pas un pouce d’ombre, rien, que cette sonnerie qui vous réveille tout le temps, et tout ce que vous avez c’est deux ou trois bricoles pour vous regarder vivre. » Et d’ajouter : » J’ai pensé qu’il n’y avait qu’une femme pour faire face à cette situation et sombrer en chantant. « Ce sera donc Winnie, qui sombre en chantant Heure exquise, de Franz Lehar, dans son mamelon de sable.
Neuf ans après « En attendant Godot » Beckett poursuit son travail de sape des structures apparentes de la raison, se servant du langage pour anéantir le langage. Il fait surgir le vide et l’inutilité de l’attente puisqu’il n’y a plus rien, ce qu’on appelle rien. L’idée même de l’homme est morte. Dans les camps d’extermination ou à Hiroshima, peu importe.
Il ne faut donc pas lire « Oh les beaux jours » sur l’axe de la diachronie mais sur celui de la synchronie. Il ne s’agit pas d’un temps linéaire mais d’une coupe verticale dans nos existences. Quand Catherine Samie s’engage avec bonheur sur le champ du mime, module intonations-prononciations, déploie moult regards ébahis, obliques ou pensifs, emprunte avec un talent hors du commun au registre de la voix d’enfant, de jeune fille amoureuse, de vieille femme ou de simples passants conversant, elle le fait pour nous dire qu’il n’en n’est pas un de ceux-là qui puisse échapper à l’absence de sens. Tous sont du même moment. Pour tous « Pas pis, pas mieux, pas de changement ». C’est peut-être la seule faiblesse de la mise en scène que de laisser croire que Beckett évoque un processus, le vieillissement, « Qu’avec le temps va, tout s’en va »,que la vieillesse est un naufrage et autres sornettes . Non, pour Beckett le naufrage est déjà là. La naissance est déjà un naufrage. On ne sort pas de là indemne, mais un peu défait. D’ailleurs il en est qui quitte la salle bien avant la fin du spectacle.
Paul Andreu a dessiné une scénographie, tout à fait conforme aux indications de Beckett. Winnie sur un fond bleu d’azur est au centre de la scène dans le mamelon. Wiseman :« Il est fait de cercles concentriques pour rappeler les cercles de l’Enfer de Dante » . L’éclairage est violent et ne faiblit à aucun moment pour mieux souligner l’absence de temporalité, l’absence de jour et de nuit. Rien qui ne puisse distraire de la confrontation au néant. Frederick Wiseman en Willie grognon, incarne un clown désabusé, un peu pathétique, qui préfère lire son journal plutôt que de répondre à la « logorrhéique » Winnie . Dans une vaine et dernière tentative il essaiera d’aller vers elle, et c’est dans cette impasse que se termine la pièce.
Un moment rare, une soirée d’exception, avec deux géants à la hauteur de Beckett, et si Manuel Césaire semble avoir hésité à faire venir un spectacle fort onéreux en termes de cachets, (le Français se mettrait-il à l’heure du privé), qu’il se rassure : pour une fois la salle Frantz Fanon était pleine et les spectateurs auront oublié pour un soir son légendaire inconfort.
Roland Sabra