Sankara : seul contre tous ?

À propos de « Sank, ou la patience des morts » d’Aristide Tarnagda

— Par Roland Sabra —

Il va mourir, assassiné probablement, et il le sait. Mais la mort ne lui fait pas peur. C’est par elle qu’il vivra, ou plus exactement c’est l’idée de la révolution dont il est porteur qui vivra. Du moins le croit-il. A tort. Comme après toute mort d’un personnage porteur d’espoir, fauché à la fleur de l’âge se construit un mythe. La révélation n’ayant pu s’accomplir totalement, un vide est à remplir. La littérature, le cinéma, les arts en général mais aussi la politique foisonnent de ces vies trop vite abrégées et qui donnent matière à imaginer, à rêver. La mort prématurée du héros est la condition de construction du mythe et c’est même une des caractéristiques essentielles du héros que de manifester un courage qui s’exprime par le mépris pour la mort. Le Christ est mort à 33 ans. Thomas Sankara a été emporté à 37 ans par le coup d’État organisé par Blaise Caompaoré. « Iconographié » à l’égal d’un Patrice Lumumba ou d’un Che Guévara africain son souvenir demeure vivace dans la mémoire d’une jeunesse en mal de vivre au cœur un continent surexploité par les puissances coloniales d’hier et d’aujourd’hui. Le héros est un fils, contrairement à la figure du père incarnée dans le «  grand homme » (Hégel). Il est même « « le fils dernier-né, le préféré de la mère, celui qu’elle avait protégé de la jalousie paternelle et qui, aux temps de la horde originaire, était devenu le successeur du père »( Freud). Sur ce registre on se rapportera aisément à Otto Rank et son ouvrage « Le mythe de la naissance du héros » (Payot, 1983).

Dans « Sank, ou la patience des morts », de l’écrivain burkinabé Aristide Tarnagda, Thomas Sankaré est déjà mort au début de la pièce. Il ne ressuscite, entouré de ses proches, père, mère épouse, compagnons de lutte que pour faire partager les derniers moments de cette vie sacrifiée par avance. Le dramaturge a repris mot pour mot les superbes envolées lyriques de Sankara, du coup le contraste des registres de langue et de discours entre le héros et son entourage n’en paraît que plus violent. Par exemple au féminisme revendiqué du révolutionnaire, affiché sur scène, repris et partagé par Aristide Tarnagda dans ses divers écrits, se déploie en contre-point, les propos de midinette de la femme de Blaise Compaoré, plus préoccupée de luxe, de champagne que de révolution. Une autre, la femme du héros se plaint en des termes directs, un peu crus de le voir déserter sa famille et la couche conjugale.  La mère, elle de son côté, ne cesse de sermonner le fils sans réaction face aux demandes d’un père déclinant. Elle lui demande clairement ne plus travailler pour la révolution.. « Le grain de maïs n’aura jamais raison dans le poulailler. »  Les intérêts particuliers avant l’intérêt général. Le prosaïsme familial opposé au lyrisme révolutionnaire.

Mais c’est dans la relation entre dirigeants africains et conseillers des pouvoirs néo-coloniaux que la distorsion des discours devient insupportable. La vulgarité, le mépris s’étalent toute honte bue, dans la bouche de ces hommes de l’ombre qui traitent ceux qu’ils prennent pour leurs sujets comme des moins que rien. On est là face à une caricature faisant l’impasse sur la réalité sans doute plus subtile, plus pernicieuse, plus perverse de la domination. Compaoré est présenté comme une marionnette de l’Occident. Il y a bien un moment où il apparaît traversé par des hésitations avant le passage à l’acte, mais l’ordre d’exposition des scènes ne fait apparaître le doute et le questionnement qu’après l’énonciation de l’injonction occidentale de se débarrasser de Sankara. Il y a là quelque chose de réducteur qui passe sous silence la complexité relationnelle entre deux frères d’armes. Les deux compagnons s’aimaient, on peut le supposer, dans une relation en miroir. Cette thématique de l’élimination du double, celle du meurtre de Rémus par Romulus, ce par quoi quelque chose du registre d’un au-delà de la mort, la fondation d’une ville ( ou d’une révolution) éternelle est passée à la trappe. Le plus-que-frère n’est que l’instrument d’un complot ourdi à l’extérieur, sans écho possible en son for intérieur. La scène tardive d’opposition politique entre Sankara et Compaoré ne semble être qu’une tentative de justification  ou plus précisément de rationalisation théorique a posteriori intervenant dans l’après-coup d’une décision déjà prise dans un ailleurs. L’assassinat du héros n’est en rien une tragédie.

L’Afrique est donc le lieu d’affrontement des grandes puissances sans que jamais ne soient engagés d’une quelconque façon les peuples et les dirigeants du continent réduits à n' »être que le jouet sombre au carnaval des autres ». Faut-il donc passer sous silence ce qu’avance l’intellectuel algérien Malek Bennabi sous le concept de « colonisabilité » et qu’aurait rappelé Senghor, dit-on, mais la source est incertaine, en répondant à son entourage sans cesse dans la plainte d’avoir été colonisé : »Pour être colonisé encore faut-il avoir été colonisable! »?

Évoquer la complexité de la situation ne diminue en rien la responsabilité des puissances impérialistes dans le pillage  et les massacres du Tiers-Monde, comme le disait Alfred Sauvy. Mais ne voir que des bourreaux et des victimes répartis selon la couleur d’un drapeau est, au minimum, une erreur qui repose sur la confusion entre mode de production et formation sociale, sinon une faute relevant d’une logique de victimisation sans fin.

Cette critique, teintée d’occidentalo-centrisme pour certains, taraudés par la question du lieu d’énonciation, aux dépens du propos en lui-même, est peut-être jusque et y compris sur ce registre à nuancer. Aristide Tarnagda avec « Sank, ou la patience des morts » n’écrit pas une tragédie «  shakespearienne ». Il emprunte avec talent à une autre forme européenne, celle du théâtre épique et/ou politique de Brecht. Distanciation à la frontière de l’esthétique et du politique, double adresse du propos des comédiens, vers les personnages d’une part et vers le public d’autre part, permutation des rôles sur scène, présence d’un narrateur sous la forme ici d’un superbe musicien guitariste épousant au plus près les propos tenus, sont convoquées pour à la fois participer à l’élaboration d’une icône mais aussi inviter par delà la vénération à un agir. Ce n’est pas là le moindre intérêt de ce spectacle porté par des comédiens pleinement engagés dans leurs dires.

Fort-de-France, le 24/05/2019

R.S.