— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
L’État haïtien, de 1804 à nos jours, est-il intervenu de manière explicite dans le champ linguistique ? En a-t-il d’ailleurs eu le projet, dès le 1er janvier 1804, à la création de la République d’Haïti ? Des premiers débats sur la graphie du créole au cours des années 1940 en passant par la réforme Bernard des années 1980, peut-on parler de tâtonnements, de mutations culturelles significatives ou de conquêtes ? Quels sont aujourd’hui les grands défis de l’État haïtien en matière d’aménagement des deux langues officielles du pays ?
Dans le livre de référence paru en 2011, « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al, Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti), il est démontré que l’État haïtien, au cours des ans, est intervenu a minima dans le champ linguistique mais qu’aujourd’hui il souffre d’un ample déficit d’intérêt et de leadership en matière d’aménagement linguistique
Selon Louis Auguste Joint, auteur du livre « Système éducatif et inégalités sociales en Haïti » (L’Harmattan, 2006), l’État est intervenu explicitement de la manière suivante :
Structures gouvernementales pour la promotion du créole et de l’alphabétisation
- 1941 Comité de littérature et d’alphabétisation (en créole)
- 1947 Direction générale de l’éducation des adultes (en créole)
- 1948 Programme d’éducation ouvrière
- 1957 Office national de développement communautaire (ONDC)
- 1961 Office national d’éducation communautaire (ONEC)
- 1965 Office national d’alphabétisation et d’action communautaire (ONAAC)
- 1986 Office national de participation et d’éducation populaire (ONPEP)
- 1989 Office national d’éducation communautaire et d’alphabétisation (ONECA)
- 1994 Secrétairerie d’État à l’alphabétisation (SÉA)
Décrets et lois
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Loi sur la planification de la campagne d’alphabétisation (1961) ;
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Loi organique du département de l’Éducation nationale (1979) ;
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Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement (18 septembre 1979) ;
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Décret organisant le système éducatif en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne (1982);
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Constitution de 1987.
Charles Tardieu, enseignant-chercheur, dans sa remarquable thèse de doctorat publiée sous le titre « Le pouvoir de l’éducation – L’éducation en Haïti de la colonie esclavagiste aux sociétés du savoir » (Éditions Zémès, 2015), consigne très justement que c’est dans le champ de l’éducation que l’État haïtien est intervenu dès 1804 dans la vie des langues au pays. « Le gouvernement de Dessalines (1804 – 1806) légifère aussi pour contrôler l’instruction privée puisque l’État n’a pas les moyens de la prendre à sa charge » (Tardieu, op. cit. p. 141). Alors même que le pays est divisé en deux États de 1806 à 1820 –au Nord le royaume d’Henri Christophe, au Sud la république d’Alexandre Pétion–, « Dans le royaume de Christophe, l’éducation est organisée et strictement contrôlée par l’État », et Christophe s’adresse à la British and Foreign School de Londres dans le but attesté de faire prédominer la culture, la littérature et la langue anglaise sur le français (Tardieu, op. cit. p. 142). Quant à Pétion, Charles Tardieu, citant Edner Brutus [« Instruction publique en Haïti »] (1948 : 57), précise que « La Constitution, qu’il fait voter en 1816, prévoit une instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensable pour tous les hommes et dont les établissements seront distribués graduellement dans un rapport combiné avec la décision de la République ». Et « Sous Pétion la présence étrangère dans le curriculum se manifeste de différentes façons et sans un contrôle de l’État » (Tardieu, op. cit. p. 143). Comme les précédentes, et à l’exception de l’orientation anglophone prise par le royaume de Christophe, les autres séquences d’intervention de l’État dans la vie des langues en Haïti sont caractérisées par l’emploi univoque de la langue française qui, dans la Constitution de 1918, a le statut de langue officielle. Le renouveau viendra beaucoup plus tard avec la réforme Bernard de 1979 et les traces qu’elle laissera dans les autres mesures éducatives élaborées après 1986. Ce qu’il y a lieu ici de retenir, c’est la constance de l’utilisation du français dans le système national d’éducation à travers différentes périodes, ce que confirmera d’ailleurs la création du ministère de l’Instruction publique en janvier 1844 durant la présidence de Rivière Hérard (Tardieu, op. cit. p. 146).
Hormis la réforme Bernard de 1979 qui accorde au créole le statut de langue d’enseignement et de langue enseignée, l’État haïtien est intervenu de manière plus institutionnelle dans la vie des langues lorsqu’il a mis sur pied la première Secrétairerie d’État à l’alphabétisation en 1994. Comme nous l’avons démontré dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », c’est « En créant la première Secrétairerie d’État à l’alphabétisation du pays en 1994 [que] l’État haïtien a introduit au sommet et au cœur même de l’appareil gouvernemental cette neuve notion de justice sociale au sens où il entendait répondre ainsi à un droit fondamental inscrit dans la Constitution de 1987 —le droit à l’éducation qui, par extension, est aussi un droit linguistique puisque en son article 5, la loi-mère dispose que « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. »
En dépit de ses lacunes et insuffisances, la réforme Bernard demeure l’acquis institutionnel le plus marquant de l’État haïtien dans le domaine linguistique, et singulièrement dans le champ éducatif où les élèves unilingues créolophones issus des couches populaires, majoritaires dès la fin des années 1960, font l’apprentissage simultané du français langue seconde et des matières enseignées. Sous cet angle, on mesurera l’impact du futur aménagement simultané de nos deux langues officielles à l’École de la République en rappelant que « Selon l’Unicef, « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques » (Unicef : « L’éducation fondamentale pour tous » [Document non daté, consulté le 29 avril 2019]). Tout en tenant compte du fait qu’aucune institution haïtienne n’a fourni jusqu’ici de données d’enquête sociolinguistique d’envergure nationale sur le nombre de francophones d’Haïti, il y a également lieu de préciser, à la suite de tels chiffres fournis par l’Unicef, que l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) –citant le « Rapport sur le développement humain (PNUD, 2010) » et le « World Population Prospects The 2008 Revision » (Division des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2008)–, estimait en 2010 le nombre de locuteurs du français en Haïti à 4 279 000 personnes sur un total de 10 188 000 habitants. Les statistiques de l’Unicef et de l’OIF doivent cependant être considérées avec prudence car nous ne sommes pas informés de la méthodologie utilisée pour les établir et, faut-il le répéter, ni l’Institut haïtien de statistiques (IHS) ni aucune autre institution nationale n’a conduit des enquêtes de terrain d’envergure nationale sur les profils qu’illustrent les statistiques fournies par ces institutions internationales.
Publiée sur Facebook le 23 janvier 2019, une circulaire du ministère haïtien de l’Éducation nationale annonce que ce ministère a décidé que « (…) le créole sera objet d’évaluation dans toutes les séries du secondaire rénové, au terme des quatre années d’études du secondaire rénové, à partir de l’année académique 2018-2019. » En effet, « C’est à travers une circulaire rendue publique [sur Facebook] en date du 23 janvier 2019, que le ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MÉNFP), Pierre Josué Agénor Cadet, a annoncé que l’épreuve du créole est désormais obligatoire en classe terminale du secondaire rénové. Selon le ministre, cette décision prend effet à partir de cette année académique 2018-2019 » (Le National, 24 janvier 2019 ; –là-dessus voir notre article « La circulaire de janvier 2019 du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti annonce-t-elle une mesure d’aménagement linguistique ? », Le National, 1er février 2019). Cette initiative volontariste, vue par certains observateurs comme une fuite en avant, ne constitue pas une mesure d’aménagement linguistique inscrite dans une politique linguistique éducative. L’épreuve obligatoire de créole en classe terminale du secondaire rénové n’a été ni planifiée en amont ni soumise préalablement à l’expertise des enseignants sommés de l’appliquer. Il y a lieu ici de rappeler que dans le secteur éducatif nous n’en sommes pas au premier « plan » ni à la première « réforme » : le pays a connu le PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997) ; la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008) ; le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) et le Plan opérationnel 2010-2015. Aucun bilan de ces « réformes », qui n’ont pas consigné de véritable politique linguistique éducative, n’a jusqu’à présent été publié par des instances de l’État haïtien.
Quels sont donc, aujourd’hui, les grands défis de l’État haïtien en matière d’aménagement des deux langues officielles du pays, le créole et le français ? Le premier obstacle majeur de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique est… l’État lui même au sens où ces dernières années il s’est montré peu intéressé à la problématique linguistique haïtienne. L’ample déficit de vision linguistique et de leadership de l’État haïtien est attesté, notamment dans le domaine éducatif où en dépit des annonces relatives au « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 », l’État haïtien ne s’est toujours pas doté d’une politique linguistique éducative (voir là-dessus notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018).
Le premier grand défi de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique est l’élaboration et l’adoption de la première loi d’aménagement de nos deux langues officielles. Cette loi, qui doit être issue d’un énoncé de politique linguistique nationale que l’État doit élaborer, devra être une loi contraignante assortie de règlements d’application. L’élaboration et l’adoption de l’énoncé de politique linguistique nationale ainsi que celle de la première loi d’aménagement de nos deux langues officielles constituent donc un défi majeur selon lequel la fameuse « question linguistique haïtienne » doit être portée à sa résolution en termes de « droits linguistiques ».
Les notions qui sont au fondement de cette vision sont celles de « patrimoine linguistique bilingue », de « droits linguistiques », de « droit à la langue », de « droit à la langue maternelle » créole, « d’équité des droits linguistiques », de future « parité statutaire entre les deux langues officielles », de « didactique convergente créole-français », de « politique linguistique d’État » et de « législation linguistique contraignante ». Elles doivent régir toute entreprise d’État d’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti (voir à ce sujet notre article « Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021) », 7 février 2017).
Le second grand défi de l’État haïtien en matière d’aménagement des deux langues officielles du pays est l’élaboration d’une politique linguistique éducative issue de l’énoncé de politique linguistique nationale. Cette politique linguistique éducative s’attachera à mettre en œuvre le « droit à la langue maternelle » créole à parité statutaire avec le français, car c’est à l’École de la République que les élèves créolophones font l’apprentissage du français langue seconde.
Le troisième grand défi de l’État haïtien en matière d’aménagement des deux langues officielles du pays est la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques dont la mission consistera à (1) formuler et mettre en oeuvre la politique d’aménagement linguistique de la République d’Haïti ; (2) définir le cadre législatif de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays et circonscrire le cadre institutionnel de cet aménagement; (3) définir les droits linguistiques de tous les Haïtiens ainsi que les obligations de l’État en matière de droits linguistiques, notamment en ce qui a trait au droit à la langue maternelle créole et à son emploi obligatoire dans le système éducatif national.
Ces grands défis doivent être portés dans la concertation par la société civile, en particulier par les institutions de droits humains. Ces institutions devront sans doute contraindre l’État à aborder autrement la question linguistique haïtienne, notamment en termes de « droits linguistiques » car ceux-ci font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux en Haïti.