Musée Marmottan Monet jusqu’au 21 juillet 2019
— Présentation par Emmanuelle Amiot-Saulnier, Docteur en Histoire de l’art —
Le musée Marmottan Monet présente, du 7 mars au 21 juillet 2019, l’exposition « L’Orient des peintres, du rêve à la lumière ». Riche d’une cinquantaine de chefs-d’oeuvre provenant des plus importantes collections publiques et privées d’Europe et des États-Unis (musée du Louvre, musée d’Orsay, musée des Augustins de Toulouse, la Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau de Munich, la collection Thyssen-Bornemisza de Madrid, le Rijksmuseum d’Amsterdam, le Sterling and Francine Clark Art Institute de Williamstown), cette manifestation entend révéler à travers ce voyage un nouveau regard sur cette peinture.
Illustration : Jules Flandrin d’après Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Odalisque, 1903. Montauban, Musée Ingres © Montauban, musée Ingres / clichés Marc Jeanneteau
C’est dans l’hôtel particulier qui abrite les collections de Paul Marmottan, dédiées à Napoléon et à sa famille, que prend place l’exposition. C’est en effet le souffle des conquêtes napoléoniennes qui porte les peintres à partir et à vérifier leur fantasme d’Orient à travers le voyage. L’aube de l’ère industrielle donne ainsi naissance à l’orientalisme, qui traverse tout le siècle et les pays européens. À l’orée du xxe siècle, les avant-gardes elles-mêmes se nourrissent de ces expériences nouvelles et inventent un art nouveau, aux portes de l’abstraction, portées par l’Orient. Face aux nombreuses études et expositions précédentes, le parcours privilégie l’Orient méditerranéen, propre à l’empire colonial français. Le corpus des œuvres a été organisé à travers deux axes distincts: la figure humaine et le paysage. Deux voies qu’annoncent La Petite Baigneuse (1828, Paris, musée du Louvre) d’Ingres et Innenarchitektur (Architecture intérieure, 1914, Wuppertal, Von der Heydt Museum) de Paul Klee.
Ces deux lignes s’éclairent mutuellement tout au long du parcours organisé en 7 sections. La première section met en place les figures historiques du mouvement : Ingres et Delacroix y sont entourés de leurs disciples et d’hommages rendus à leur vision. Face aux dessins d’Ingres et notamment à ses études pour la Grande Odalisque, Delacroix et Chassériau apportent une vision plus réelle mais non moins classique.
La seconde section poursuit cette exploration de la figure humaine, de plus en plus portée par une connaissance réelle de l’Orient mais toujours nourrie de tradition et de fantasme, car, ainsi que le relève Eugène Fromentin dans son livre Un Été dans le Sahara : « Il faut regarder ce peuple à la distance où il lui convient de se montrer : les hommes de près, les femmes de loin ; la chambre à coucher et la mosquée, jamais ». De Chassériau (Femme mauresque sortant du bain, 1854, Strasbourg, musée des Beaux-Arts) à Gérôme (Jeune Orientale au Narguilé, s.d., collection particulière), la connaissance par le voyage n’oblitère pas un usage de prototypes iconographiques empruntés à la mythologie et à la tradition classique. La figure de harem, nouvelle Vénus, ne peut en effet être portraiturée de manière fidèle, car elle demeure à tous invisible. Gérôme, avec son charmeur de serpents (v. 1879, Williamstown, The Sterling and Francine Clark Art Institute) ou Édouard Debat-Ponsan (Le Massage : scène de Hammam, 1883, Toulouse, musée des Augustins), renouvellent ainsi une iconographie classique et imaginaire en la mettant en scène sur fond de mosaïque islamique.
La troisième section, de Jean-Léon Gérôme (Le Marchand de couleurs (Le pileur de couleurs), vers 1890-1891, collection particulière, en prêt au Museum of Fine Arts de Boston) à Eugène Fromentin (Le Pays de la Soif, vers 1869, Paris, musée d’Orsay) et Hippolyte Lazerges (Caravane près de Biskra, Algérie, 1892, Nantes, musée d’Arts) permet de réaliser une transition de la figure au paysage, par la présentation de scènes de genre qui révèlent l’intérêt simultané des artistes pour la figure et son contexte. C’est ainsi que s’amorce une mutation qui conduit à une attention de plus en plus grande à la lumière et à la structure de paysages toujours plus épurés. Dans cette perspective la quatrième porte l’accent sur cette géométrisation progressive du paysage qui réduit les données narratives à l’essentiel, se concentre sur la composition et le rythme des couleurs : Jules-Alexis Muenier y côtoie Pascal Dagnan-Bouveret, Albert Marquet et Camoin. La géométrie et la blancheur de la ville d’Alger inspirent ainsi à Muenier (Le Port d’Alger, 1888, Paris, musée d’Orsay) des formes qui annoncent celles de Camoin dans Le Golfe de Sidi-bou-Saïd (1923, collection particulière) et de Marquet dans La Mosquée de Laghouat (1939, Albi, musée Toulouse-Lautrec, dépôt du CNAP). Face à cela, la cinquième section établit une parenthèse autour de la lumière et des artistes impressionnistes et néo-impressionnistes : Renoir, avec Le Ravin de la femme sauvage (1881, Paris, musée d’Orsay) ouvre la voie à Théo van Rysselberghe dans un travail essentiel sur la tache de couleur resté sans postérité, mais qui participe de l’émancipation
de la couleur.
Enfin, les sixième et septième sections, centrées à nouveau sur l’opposition de la figure et du paysage, portent l’accent sur une radicalisation de la géométrie qui coïncide avec l’apparition de nouveaux moyens picturaux. D’un côté, Émile Bernard, Jules Migonney, Albert Marquet et Henri Matisse renouvellent le thème de la figure humaine en le simplifiant. Les arts décoratifs musulmans prennent alors une place de plus en plus importante et permettent de passer dans un espace à deux dimensions. C’est ainsi qu’Abyssine en robe de soie (1895, Paris, musée du quai Branly-Jacques Chirac) de Bernard ou Intérieur à Sidi-Bou-Saïd (1923, le Havre, MuMa) de Marquet accompagnent les expériences de Matisse (Odalisque à la culotte rouge, 1923-1924, Paris, musée de l’Orangerie). De l’autre côté, Wassily Kandinsky ou Paul Klee franchissent le cap de l’abstraction, lié à l’expérience
de la couleur pure et de l’éblouissement. Cette section est l’occasion de redécouvrir certaines oeuvres moins connues de Kandinsky, telles Ville arabe (1905, Paris, MNAM, Centre Georges Pompidou) ou Oriental (1909, Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau) qui basculent peu à peu dans la couleur pure. Ainsi que le note Paul Klee dans son Journal lors du voyage à Kairouan en avril 1914 : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. » Face à cela, Vallotton clôt le parcours par un hommage à Ingres, Le Bain turc (1907, Genève, musée d’Art et d’Histoire), étrange par sa composition autant que par l’absence de motifs orientalistes. Par le biais de la figure ou par celui du paysage, l’Orientalisme fait alors place à une expérience radicale, à l’origine de l’art moderne. Dans les deux cas, l’Orient disparaît pour laisser place à la peinture pure.
Commissariat : Emmanuelle Amiot-Saulnier, Docteur en Histoire de l’art