On a encore oublié Madame Freud.
— Par Simonne Valmore —
Ta génération sera celle des femmes qui choisissent.
Suzanne Césaire à sa fille Ina.
« Si mes Antilles sont si belles,
c’est qu’alors le grand jeu de cache
–cache a réussi, c’est qu’il fait trop beau,
ce jour là pour y voir »
Suzanne Césaire, Le grand camouflage, 1945
J’ai eu l’occasion de visiter un jour le Musée international de l’esclavage de Liverpool.
Liverpool, cette ville portuaire qui a participé au commerce triangulaire dédiait ainsi un grand musée à l’histoire de l’esclavage
Sur un des murs de l’exposition permanente, on pouvait voir la photographie d’une femme.
. C’était celle de la petite couturière d’Alabama, Rosa Parks , figure incarnée de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats -Unis. Mon regret fut de ne pas voir, également, une autre femme, d’une certaine manière, tout aussi emblématique, Suzanne Césaire.
C’était, pourtant l’occasion rêvée de la sortir de l’ombre, et de la présenter, à un large public. Suzanne qui allait devenir, deux ans après la Rebelle d’Alabama, l’épouse d’Aimé Césaire, et qui aura eu, comme lui, le même sentiment révolutionnaire de la vie.
Celle qui avait épousé son crédo :’ dire’ non à l’ombre’, et qui donna, magistralement, son renvoi à la poésie coloniale des premières lettres créoles, qui souffraient alors, d’un défaut de vision :
Mer bleue et soleil jaune.
Suzanne Césaire fut l’âme du Bureau de pensée crée dans l’enfer de la colonie. Membre à part entière de la même tribu poétique que Césaire, elle avait tout naturellement sa place à ses côtés, au Musée de Liverpool.
Revisitons son parcours.
Portée par la ‘communication des cœurs’, elle participe activement à la création de la revue ‘Tropiques’, cette arme de lutte contre’ les étouffeurs de liberté’ destinée à affirmer en plein régime de Vichy, une parole nouvelle, une parole ancrée dans la culture martiniquaise. .
Tropiques, publiée entre 1941 et 1945, fut la première grande revue littéraire de ce temps
Avec quelle détermination, quelle assurance tranquille, dans une prose à la fois poétique et politique, Suzanne congédie, ceux qu’elle appelle les professeurs coloniaux : Leconte de Lisle, José Maria de Hérédia, Francis Jammes…en un mot, tous les porteurs de clichés exotiques.
En écho, à cette stigmatisation, on croirait entendre Senghor.
Dans son « poème liminaire » pour les tirailleurs sénégalais, ses « frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort » qu’il dédie à Léon Gontran Damas, il dit :
Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.
Ainsi Suzanne s’insurge t- elle et condamne sans ménagement, « la littérature de hamac ».en proposant une nouvelle grammaire enracinée sur le lien des Antilles avec l’Afrique.
Pour nommer cette nouvelle poésie, ancrée dans nos racines africaines, elle crée une expression
L’homme-plante.
Plus tard on retrouvera cette vision de l’homme-plante dans les tableaux de Wilfredo Lam-en écho à ceux du douanier Rousseau.
« Allons, proclame, Suzanne « la vraie poésie est ailleurs. Loin des rimes, des complaintes, des alizés, des perroquets. Bambous, nous décrétons la mort de la littérature doudou. Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvilliers.
La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas. »
Et puis, il y eut cette rencontre mémorable d’avril 1941.
Un bateau de légende, le Capitaine Paul Lemerle accoste à Fort-de- France.
Parti de Marseille, avec à son bord, des exilés, des fugitifs, des apatrides et, également, des juifs, surveillés par le pouvoir de Vichy, tous pressés de regagner l’Amérique .Une vieille photo en noir et blanc montre des voyageurs en partance, postés devant ce bateau qui n’a rien d’un paquebot de croisière. Du reste, à cause de son mauvais état, les hommes du port l’ont baptisé « Pôvre merle »
A son bord il y a des hommes de renoms tels que Victor Serge, André Breton , Wilfredo Lam, Lévi-Strauss, André Masson et d’autres encore…
Après une escale à Alger- et en tout, trente jours de traversée, le pauvre cargo rouillé arrive en Martinique.
C’est durant cette escale qu’aura lieu pour le couple Césaire la rencontre improbable.
Absalon Absalon
On retrouvera Breton, Lam, Masson cheminant sur les hauteurs de Fort-de-France, dans la forêt d’Absalon, en pleine végétation tropicale.
Avec pour compagnons de route, Aimé et Suzanne
Tristes Tropiques.
Un petit verre de rhum.
Levi-Srauss qui avait été lui aussi du voyage, profitera de cette escale forcée à Fort-de- France pour visiter les distilleries de la Martinique, et il dira après avoir bu un petit verre de rhum —titre d’un chapître de Tristes tropiques– et après avoir, plus tard, comparé le rhum de Porto –Rico à celui de la Martinique- que les rhums de la Martinique goûtés au pied des vielles cuves de bois, est bien meilleur.
Revenons à Suzanne. Dans ce même mouvement de pensée, elle se fera ethnologue après un séjour en Haïti
Écoutons là :
« Les cigales haîtiennes pensent à crisser l’amour. Quand il n’y a plus une goutte d’eau dans l’herbe brûlée elles chantent furieusement que la vie est belle, elles éclatent dans un cri trop vibrant pour un corps d’insecte. Leur mince pellicule de soie sèche tendue à l’extrême, elles meurent en laissant fuser le cri de plaisir le moins mouillé du monde. »
Et puis, il y a autre chose, jamais soulignée, à ma connaissance, à savoir, la filiation entre Frantz Fanon et Suzanne Césaire.
Lecteur attentif de la revue ‘Tropiques’ crée par le couple Césaire, Fanon se sera inévitablement attardé sur les articles de Suzanne’- sans pour autant la citer, mais ceci est une autre histoire- et tout particulièrement sur celui intitulé « Malaise d’une civilisation » dans lequel elle analyse les ‘ forces secrètes de l’inconscient à l’œuvre, dans le désir d’assimilation de l’homme de couleur, .et qui l’amène à mettre au jour les racines de cette imitation « Il ne sait pas véritablement qu’il imite(…) de même que l’hystérique ignore qu’il ne fait qu’imiter une maladie, mais le médecin le sait, qui le soigne et le délivre de ses symptômes morbides »
Frantz Omar Fanon, qui fut par ailleurs, pour beaucoup d’entre nous, une passion fixe.
A l’instar de Léon Gontran Damas, dont il se sentait proche, il aurait pu lui aussi, avouer que bien souvent le sentiment de race l’effrayait tant il souhaitait pouvoir s’affranchir de l’impasse identitaire propre à l’espace colonial. Il aurait pu également dire à la manière de Faulkner, dans Le bruit et la fureur
« J’étais n’étais pas qui n’était pas qui »
En ces temps troubles, qui voit dans un immense mouvement populaire et pacifique, la jeunesse algérienne prendre en main son destin, on ne peut pas ne pas penser à Fanon, lui qui écrivit un texte militant et visionnaire sur la transformation en cours du- peuple algérien.
L’an 5 de la révolution algérienne ( publié aux Editions Maspéro ) a été considéré comme un ‘classique de la décolonisation.’
Le tragique, disait Aimé Césaire, parlant de Fanon: « c’est qu’il n’a pas trouvé des Antilles à sa taille et aura été parmi les siens un solitaire. »
Et puis, il y a entre Suzanne et les sœurs Nardal , une véritable complicité. Jeanne et Paulette, ces premières femmes noires inscrites à la Sorbonne et qui sont également des féministes de la première heure.
Elles tenaient un salon prés de Paris, ouvert aux musiciens et écrivains afro- américains.
Jeanne publiait, sous le pseudonyme africain dYadhe, des poèmes qui font le lien entre les Antilles et l’Afrique, Paulette écrivait sur les droits des femmes. Et même si, elle, Paulette, n’a pas été aussi célèbre que Joséphine Baker , elle ne passe pas pour autant inaperçue. Coiffée d’une très large capeline, la dame a fière allure et force l’admiration des passants, lorsqu’elle arpente les avenues de Paris.
Icône féministe consciencieuse, Suzanne n’hésite pas à donner sa voix aux deux sœurs pour réclamer l’émancipation des descendants d’esclaves ainsi que l’égalité des sexes et des races
En revenant de ce voyage à Liverpool, j’allais découvrir un ouvrage intitulé’ Scandaleusement d’elles’ écrit par l’écrivain américain, Georgiana Colvile. Dans son anthologie des femmes surréalistes, elle rappelle ce que dit Ina Césaire de Suzanne, sa mère :
« Intelligence, gaité avec des pointes de mélancolie, humour, culture, grande, élancée, très belle »
On connaît ce portrait légendaire que fit d’elle, André Breton :
« Suzanne Césaire belle la flamme du punch »,
J’avoue, pour ma part, avoir une préférence, pour celui de Michel Leiris
Car il semble avoir, compris, comme personne, et ce, sans aucune concession à l’exotisme, ses écrits prophétiques, et capté, au plus prés, l’âme de la Revue Tropiques.:
« Elle a, écrit-il, la couleur de l’or ( …) et se situe aux confins les plus extrêmes de la finesse et de la sauvagerie( ..) On est devant elle comme devant un paysage qui serait intelligent »
Suzanne Césaire semble avoir été sur tous les fronts : création , profession, maternité. militantisme.
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Comment tenir tant de bouts à la fois quand on est habitée par ailleurs par l’impérieuse exigence de l’écriture…Et, comble de malchance, le texte de l’unique pièce qu’elle écrivit pour le théâtre, ‘Youma ou Aurore de la liberté,’ et qui fut produite à Fort –de- France – dans laquelle Emile Capgras, le futur président de la région, aurait joué -s’est perdue….
Par sa grâce, sa beauté singulière et par sa gentillesse, Suzanne Césaire, aura charmé tous ceux qui eurent la chance de l’approcher.
Simonne Henry Valmore
Dieux en exil, Paris Gallimard, 1988. Prix frantz Fanon
Objet Perdu, Lettre à Aimé, Paris, Présence Africaine, 2013