— Propos recueillis par Nedjma Van Egmond —
La fondatrice du Théâtre du Soleil défend bec et ongles la liberté artistique et appelle à la résistance.
Marianne : Comment avez-vous réagi à l’appel au boycott de la pièce les Suppliantes à la Sorbonne, quelques mois après la polémique autour de Kanata, de Robert Lepage, au Théâtre du Soleil, qui retrace l’histoire du Canada ?
Ariane Mnouchkine : Il faut distinguer ce qui s’est passé autour de ces deux pièces. Kanata a suscité des débats très virulents, et de la part de quelques-uns des violences verbales, mais ni menaces ni violences physiques. Ce sont les réseaux sociaux qui se sont enflammés. Les autochtones, eux, n’ont jamais vraiment demandé l’interdiction de la pièce. Ils réclamaient juste quelque chose d’impossible : que de vrais autochtones jouent le rôle des autochtones au Théâtre du Soleil. Ce fut un débat pénible, éprouvant, mais absolument pas la violence inacceptable que la Sorbonne a pu connaître.
Les mêmes mécanismes de pensée ont conduit à ces deux événements…
Évidemment, c’est la même idéologie. Une idéologie encore plus prégnante, violente, totalitaire et à eet de censure dans les pays anglo-saxons. Si on arrête de jouer, si on ne résiste pas, si la République ne défend pas la liberté artistique, cela aboutira au même résultat. Les Suppliantes doivent être représentées abondamment, ou on court à la catastrophe pour la culture, pour la pensée, pour la République. Voilà quelques jours, au Canada, des artistes inuits ont annulé leur participation aux Indigenous Music Awards car une personne issue d’une « Première Nation » [c’est-àdire amérindienne non inuite] chantait avec leur chant de gorge. Elles ont donc dénoncé une « appropriation culturelle ». Vous voyez jusqu’où ça va ? Cela nous guette aussi, en France, si les artistes ne sont pas plus résistants et cèdent au moindre désordre dans la salle.
Face aux tentatives d’intimidation idéologique, vous n’avez eu de cesse que de répéter : « Les lois de la République sont souveraines. »
Et je le maintiens. Y compris dans le débat sur la laïcité. C’est la même soupe qu’on veut nous servir ici et là, sous des appellations diverses. Les lois sur la laïcité et celles qui protègent contre le racisme et l’homophobie, je les suis. Qu’on ne vienne pas me dire ce que je dois faire ou m’empêcher de faire jouer un docteur suédois par un Noir ! On fait ce qu’on veut au théâtre, tant qu’on respecte le bon sens et la crédibilité artistique. Le masque et l’interprétation doivent rester libres.
Comment expliquer que certains obsédés de la race ou du genre gagnent du terrain ?
Nous sommes dans un état de confusion mentale, une perte complète de confiance en ce que représente la République. On se trompe, on mélange tout, une mauvaise action de la police avec la Nuit de cristal. Ce sont les erreurs sémantiques, intellectuelles, morales, qui aboutissent à cela. Quand Eschyle écrit les Suppliantes et donne la parole à des réfugiés, c’est le rôle même d’un homme de théâtre du XXIe siècle de faire (re)vivre cette parole, de nous livrer nos racines politiques, culturelles, théâtrales. C’est ça, son travail, son combat. Ceux qui veulent l’en empêcher manipulent l’ignorance. D’où l’importance des mots.
La dernière tirade de Kanata affirme : « Il y a des vents contraires »…
Oui, c’est bien le travail de l’artiste de naviguer face à ces vents contraires. Quand Molière écrit Tartuffe, il ne met peut-être pas sa vie en péril, mais sa liberté, oui. Il aurait pu finir embastillé. Il sait où il va, il sait ce qu’il risque.
Dans une tribune ironique, l’écrivain Bernard Quiriny propose de transformer les happenings identitaires en premières parties de spectacles et assure : « Tolérer les intolérants en se riant d’eux n’est pas la plus mauvaise leçon à leur donner. »
J’ai lu ce texte, il m’a fait sourire. Sauf qu’un grand théâtre populaire, ce n’est pas du happening. C’est beaucoup de travail, pour créer le spectacle, réunir les gens. Les petites exhibitions provocatrices, il va falloir y résister, les supporter pendant un moment, ça passera.
Le théâtre, lui, ne passera pas… Il peut résister au Cran. Mais c’est préoccupant.
Propos recueillis par Nedjama van Egmond
Source : Mariane