— par Selim Lander —
au théâtre de Fort-de-France
« Je t’ouvrirai les ailes battantes de
mon cœur impudique », S. Martelly.
José Exelis et la compagnie « les Enfants de la mer » ont présenté les 20 et 21 avril un spectacle d’une rare qualité dans un théâtre hélas presque vide. Il est permis d’espérer que l’absence des amateurs habituels s’explique par la concurrence, ces soirs-là, d’autres manifestations culturelles apparemment mieux achalandées. On sait déjà que le public martiniquais n’est pas suffisamment nombreux pour que les organisateurs de spectacle puissent se faire concurrence. Quoi qu’il en soit, il est dommage que DÉPART n’ait pas été vu par davantage de spectateurs, car les occasions de découvrir un théâtre à la fois non conventionnel et réussi ne sont pas si fréquentes.
On sait la fonction du théâtre : divertir, nous sortir de nous-même, de nos difficultés quotidiennes en nous donnant à rire (la comédie) ou à trembler (la tragédie) au spectacle des ridicules ou des malheurs de personnages mythiques ou inventés. Mais, bien sûr, la condition humaine étant ce qu’elle est, les sentiments joués par les acteurs nous renvoient finalement quelque part à nous-même… Pour réussir son entreprise paradoxale, le théâtre joue normalement sur l’intrigue qui fait le lien entre les divers personnages. Shakespeare, les auteurs classiques français, les auteurs de vaudevilles ont assis leurs succès sur des intrigues pleines de rebondissement qui retiennent l’attention du spectateur. Depuis, le théâtre ayant connu la même évolution que le roman, les auteurs contemporains se soucient de moins en moins de l’intrigue, ils s’adressent directement à la sensibilité du spectateur au détriment de son intelligence. A la limite, il n’y a plus d’histoire, plus de personnages, plus de décor. Quelques états d’âme interprétés par un seul comédien sur une scène dénudée peuvent suffire en effet à toucher le spectateur, mais l’on conçoit qu’il soit plus difficile ainsi de retenir son attention que lorsqu’on mobilise tous les artifices qui furent progressivement inventés pour faire du théâtre un spectacle « total ».
Or DÉPART est justement l’un de ces spectacles minimalistes qui adopte le parti inverse des grandes machines théâtrales. Cela commence par un long prologue musical : dans un coin de la scène, un guitariste de jazz accompagné à la contrebasse joue une sorte de litanie parfois un peu languissante, jamais vraiment désagréable, dont le résultat le plus clair est néanmoins de maintenir les spectateurs dans l’expectative. Les deux musiciens ne quitteront pas leur place pendant tout le spectacle et ils ne s’interrompront pour ainsi dire jamais jusqu’à la fin.
Au fond de la salle, une voix finit par se faire entendre. Elle émane d’une jeune femme plutôt gracile, qui enjambe les rangées de fauteuils, tandis que des feuilles de papier lancées du balcon sont comme autant d’oiseaux blancs qui viennent se poser près des spectateurs.
Enfin parvenue sur scène, la comédienne se met à griffonner sur le sol, sur les murs avec une craie. Elle écrit à l’envers, de droite à gauche, et cette simple trouvaille de mise en scène suffit pour que l’on accepte que cette séquence muette dure, elle aussi, un peu plus longtemps que ce que l’on aurait souhaité. Le seul reproche qu’encourre ce spectacle, par ailleurs bref (une heure), c’est en effet de démarrer un tantinet trop lentement.
De décor il n’y a point, et très peu d’accessoires. Deux bassines, un fauteuil à roulette sont rangés contre le mur du fond. Et la comédienne porte un vêtement plutôt compliqué fait de robes ou de tuniques superposées, enveloppées dans une sorte de grande toge blanche pourvue d’une traîne dont elle jouera avec assez de bonheur pendant la première moitié du spectacle, osant même quelques arabesques à la Loïe Fuller.
Le fauteuil est un autre jouet, à la disposition de la comédienne, dont le rôle ne saurait être négligé. Elle s’en sert comme ferait un enfant. On peut en effet s’asseoir dedans, se propulser en prenant un peu d’élan, virevolter. On peut aussi s’y cacher comme dans une maison en faisant un toit des pans de la robe. On peut enfin le maltraiter, le retourner, le bourrer de coups de poing et de pied, l’envoyer balader quand il n’amuse plus.
Soudain des feuilles de papier se remettent à tomber, des cintres cette fois. La comédienne joue avec elles, avec les pieds, avec les mains. Puis, s’étant débarrassée de sa toge blanche, elle prend une bassine remplie d’eau et commence à asperger la scène, et les feuilles qui y sont çà et là répandues. Elle fait de même avec la deuxième bassine et finit par se doucher avec l’eau qui reste. Il y a quelque chose de saisissant dans le contraste entre l’élégance de l’interprète, de sa tenue, la sophistication de la coiffure démesurément agrandie par des postiches à la mode afro, et le comportement qu’elle adopte à cet instant du spectacle, où elle s’abandonne, pataugeant et trempée, dans une espèce de communion avec l’eau que l’on ne peut interpréter autrement que comme le retour de la nature sauvage et de la force du désir.
Il est certain – avant même la direction d’acteur – que le choix de l’interprète est ici un élément essentiel de la réussite de l’ensemble. Amel Aidoudi est merveilleuse de spontanéité, de fraîcheur, de finesse. Toujours présente, depuis son apparition au fond de la salle jusqu’au moment des saluts, elle démontre, sans jamais céder au cabotinage, un vrai tempérament d’acteur. Mélancolique ou mutine, tendre ou coléreuse, elle souffle le chaud et le froid tout au long d’un spectacle qui n’existe que par elle.
L’imagination de la mise en scène et le talent de l’interprète ne seraient rien, néanmoins, sans le texte qui justifie finalement tous ces efforts. L’auteure, Stéphane Martelly, est une jeune haïtienne de Montréal, qui peint et enseigne la littérature quand elle n’en créée pas. DÉPART est un poème en prose plein de fulgurances, traversé par des obsessions : la difficulté d’aimer et d’être, la solitude et la mort.
Extraits de DÉPART (2004) :
Marcher dans une foule comme un corps étranger.
Il n’y a pas de moment calme…
Pas de vraies
peurs, bien sûr. Mais des craintes si basses qu’il est
difficile d’en prononcer le nom. Et un espace qui se
réduit sans cesse…
Je demande aux engins la permission
de ne pas rester.
De ne pas devoir me rassembler…
Je leur demande la possibilité
d’échapper à la mise en demeure
d’exister…
Et qu’est-ce que j’attends ?
Ton baiser immense pour justifier mon corps…
Je cherche les chemins d’une ville transitoire
où mourir sera possible…
Un zeste de bonne littérature, quelques notes de musique, une interprète qui brûle les planches, plus une pincée de mise en scène. Il ne faut pas grand-chose, croirait-on, pour que le miracle du théâtre se produise. Trop de spectacles ratés démontrent, hélas, le contraire. Il est d’autant plus dommage que si peu de spectateurs aient assisté à celui-ci. Espérons que DÉPART sera reprogrammé bientôt, ici ou ailleurs, et qu’il rencontrera tout le succès qu’il mérite.
[Fort-de-France, 23 avril 2007]