Que la représentation des « Suppliantes » d’Eschyle ait été empêchée à la Sorbonne par des manifestants qui protestaient contre l’usage de masques et de maquillages sombres est une entrave à la liberté de création, déplore dans sa chronique Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».
« Quand ils s’en prennent à la création, les anti- “blackfaces” tombent souvent dans le contresens, historique comme esthétique »
Chronique. Comment qualifier ce qui s’est passé, lundi 25 mars, à la Sorbonne ? De grotesque ? D’affligeant ? D’inquiétant ? Des étudiants et des militants de la cause noire ont empêché par la force la tenue d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, au motif que des acteurs blancs portaient des masques sombres ou étaient grimés de noir. Le metteur en scène de la pièce entendait user d’un artifice ancré dans la tragédie grecque, mais aussi rendre hommage à l’influence de l’Afrique dans la Grèce antique. Mais pour les censeurs, ce blackface est raciste.
Certains diront que ce n’est pas bien méchant, que c’était un spectacle confidentiel. C’est très grave. Pour de multiples raisons. La pièce devait se jouer dans la plus ancienne université française, un emblème de la Nation. Son metteur en scène, Philippe Brunet, est un helléniste respecté – il a essuyé des injures. Et puis cette entrave à la liberté de création n’a pas vraiment fait réagir les milieux culturels, pourtant épidermiques sur le sujet. Il a fallu près de deux jours, et des articles dans la presse, pour que les ministères de la culture et de l’enseignement supérieur publient un communiqué navré, promettant que la pièce se tiendra dans les semaines à venir.
« Coup » prévisible
En fait les milieux culturels sont tétanisés. Ils font corps quand se dresse une censure venant de l’Etat, des cercles d’extrême droite ou catholiques. Mais là, leurs ennemis pourraient être leurs amis. Depuis quelques années, des communautés en France – ici des Noirs – adoptent une posture victimaire, estimant que l’Occident, par nature raciste, n’est pas légitime pour écrire leur histoire, passée et actuelle, et fustigent tout signe d’appropriation culturelle, qu’elle soit vernaculaire ou venant d’artistes blancs et dominants. C’est ainsi que le metteur en scène canadien Robert Lepage a dû annuler en 2018 son spectacle Kanata à Montréal, au motif que sa relecture de l’histoire de son pays n’avait pas été menée avec des Amérindiens.
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L’approche communautariste vient des Etats-Unis, où elle est en vogue sur les campus. A l’heure où elle gagne du terrain en France, notamment à l’université dans les départements de sociologie, le « coup » de la Sorbonne était prévisible. Que la pièce d’Eschyle ait été censurée là – et non dans un théâtre –, que les censeurs soient aussi des étudiants – l’Unef a de son côté soutenu l’interdiction –, n’est pas surprenant.
Et puis le blackface cristallise le combat communautaire. Cette pratique était, à l’origine, dans les Etats-Unis du XIXe siècle, clairement raciste : des Blancs au visage ciré se donnent en spectacle pour moquer les Noirs. Pourtant plus ambigu aujourd’hui dans ses usages, notamment en France, le blackface est partout condamné. En 2017, le footballeur Antoine Griezmann a dû faire repentance après avoir publié sur Twitter une photo de lui grimé avec perruque afro, en « hommage » aux basketteurs des Harlem Globetrotters. Quant au carnaval de Dunkerque, il accueille toujours les adeptes du blackface au nom de l’« esprit Charlie », mais son édition 2018, qui organisait le 500e anniversaire de la « Nuit des Noirs » a fait débat.
Anachronisme
C’est quand ils s’en prennent à la création que les anti-blackfaces tombent souvent dans le contresens, historique comme esthétique. C’est le cas pour Eschyle, dont la mise en scène est victime aussi d’un anachronisme – juger les gens ou les créateurs d’hier dans le contexte actuel et vice versa. Plus largement, faire primer les droits d’une communauté sur la liberté du créateur induit de « racialiser » l’art et de nier sa vocation à rassembler – on a vu dans le passé ce que cela a pu donner.
C’est ne rien comprendre aux notions d’imaginaire, de métamorphose, de représentation, à ce qui se joue entre un auteur, un metteur en scène, un personnage, le public. Pour l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès (1948-1989), il n’y avait pas formule plus stupide que « le théâtre, c’est la vie. »
Aujourd’hui, certains veulent interdire avant de voir. Il appartient pourtant au juge et à lui seul de dire si une œuvre constitue un délit
On n’évoque pas Koltès par hasard. La question noire est centrale dans son écriture. Sa pièce Dans la solitude des champs de coton (1986) met en jeu un dealeur noir et son client blanc. Lors de sa création, en 1987, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, le dealeur est incarné par l’acteur ivoirien Isaac de Bankolé. Puis Chéreau lui-même reprend le rôle, en 1988 à Avignon. Koltès se brouille avec Chéreau, mais va le voir jouer. Et lui dit ensuite quatre choses : « Je ne peux pas te reprocher toute ta vie de ne pas être noir. Quand tu joues, on comprend très bien le texte. Tu fais rire. Les salles sont pleines. » Koltès le radical campe sur ses positions mais transige. Il ouvre un débat.
Même chose pour Jean Genet, grand défenseur de la cause noire, et qui écrit Les Nègres en 1958 (pourrait-on publier aujourd’hui un livre avec ce titre ?). Pour ce jeu de simulacre qui montre combien il est difficile d’échapper au rôle auquel on est assigné, Genet exige des comédiens noirs pour un public blanc. En exergue de sa pièce, il écrit : « Un soir un comédien me demanda d’écrire une pièce qui serait jouée par des Noirs. Mais, qu’est-ce donc un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ? » C’est sa façon d’ouvrir un débat vertigineux.
Le débat, on peut le prolonger avec Luc Bondy, qui, juste avant sa mort en 2015, veut confier le rôle d’Othello au blanc Philippe Torreton. Que Bondy veuille Torreton, c’est sa liberté d’artiste. Personne n’aurait été contraint de voir sa pièce.
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