— par Selim Lander —
17 avril 2008
Un moment de vérité et de deuil au théâtre de Fort-de-France
[Théâtre D’ de Kabal]
On peut débarquer du « 9-3 », être nourri de la culture des banlieues, être porteur d’une identité bâtarde, avec du martiniquais mêlé à bien d’autres origines, et être néanmoins capable de s’adresser aux Antillais d’ici, à ceux qui ont fait le choix de rester dans le pays du premier exil, le pays des anciennes humiliations et des douleurs jamais complètement effacées. A en juger par l’émotion qui a saisi les spectateurs, D’ de Kabal, l’auteur et principal interprète d’Ecorce de peines, présentée à Fort-de-France le 17 avril, a su les toucher au plus profond et, qui sait ? leur apprendre quelque chose d’eux-mêmes qu’ils ignoraient, comme la fraternité profonde qui les lie aux « sauvageons » des banlieues, à l’égard desquels il leur arrive pourtant – quand la violence se met à déferler sur les cités – de tenir des propos dépourvus de toute compréhension.
17 avril 2008 : la mort d’Aimé Césaire avait été annoncée le matin même. Fallait-il annuler le spectacle ? Michèle Césaire, la directrice du théâtre, a pris le parti non seulement de ne rien annuler mais au contraire d’ouvrir son théâtre gratuitement ce soir-là à qui voulait. La décision ne pouvait pas être plus heureuse, tant le spectacle paraissait en phase avec la circonstance, puisque toute la première partie d’Ecorce de peines ne parle que de chaînes à porter, de résistance à mener et de mort à accepter. En ce soir du 17 avril, le héros de cette première partie, « Jacquot Qu’on Casse Pas », semblait une figure allégorique d’Aimé Césaire, lequel demeurera à jamais ancré dans l’esprit des Martiniquais comme celui qui a su prendre en charge leurs difficultés et mettre fin à leur misère.
Le texte résonne d’ailleurs parfois comme le Césaire du Cahier ou, d’autres fois, comme le Chamoiseau du Nègre et le Molosse. Simples résonnances car D’ de Kabal avoue redouter plus que tout de se laisser influencer par ses aînés, aussi prestigieux soient-ils. Il reconnaît avoir lu le Cahier une fois et l’avoir aussitôt laissé de côté, de crainte de se laisser submerger par un style trop fort qui pourrait nuire à son propre travail créateur. Il se dit plutôt nourri de Baudelaire ou d’Aragon que des poètes contemporains ou du réalisme fantastique et raconte qu’il a vécu comme un véritable traumatisme la lecture de Si c’est un homme de Primo Levi, à cause justement de la violence dégagée par le texte, comme si elle le menaçait personnellement.
Après la première partie qui se déroulait dans une habitation esclavagiste, la deuxième partie nous transporte dans une de ces banlieues des grandes villes de la Métropole, où s’enfante une culture originale, dans la joie et la douleur, c’est selon, en tout cas une culture qui n’a plus grand chose à voir avec celle des ancêtres antillais.
Pas rété nèg des champs
Nou ka viv’ dans bâtiment
chantent les trois garçons sur la scène. Et pourtant, « ce qui nous tient, dit à un moment D’ de Kabal, c’est de savoir que nous sommes des descendants de survivants ». Il dit aussi « abolir, ce n’est pas guérir ». Et il dénonce un certain « déni » du passé, insulte à ceux qui ressentent toujours leur histoire comme une souffrance. La deuxième partie est moins poétique, moins belle visuellement que la première mais elle est plus troublante car elle nous parle d’aujourd’hui, de Français comme nous, sauf qu’ils n’ont pas tout-à-fait les mêmes droits que nous ces enfants des cités qui traînent derrière eux « le sac de l’Antillais, le sac des jeunes, le sac des quartiers difficiles ».
Une scène de théâtre n’est pas une chaire d’église ou d’université. Ce n’est pas un endroit pour discourir, même si rien n’empêche de profiter du théâtre pour délivrer un message. Et comme l’on sait, dès l’origine de cet art les auteurs ne s’en sont pas privés. Il n’en demeure pas moins que le théâtre doit demeurer un spectacle. On ne contestera pas cette qualité à Ecorce de peines, pourtant fait avec presque rien. De décor il n’y a point : plancher, fond de scène et pendillons noirs. Trois accessoires seulement : une corde blanche, au début, symbolise les chaînes des esclaves ; une chaise apparaîtra brièvement sur laquelle se juchera D’ de Kabal ; de même qu’un minuscule podium qui sera utilisé par Didier Firmin dans un tableau réunissant les trois interprètes. Quant aux costumes, ils sont réduits à leur plus simple expression : pantalon et t-shirts noirs, plus un blouson qui apparaîtra lui aussi fugitivement. L’éclairage s’avère très efficace mais il y a surtout quelque chose d’autre, quelque chose qu’on n’a pas l’habitude de voir au théâtre, qui appartient plutôt à l’univers des formes d’expression musicales modernes : deux micros, des amplis et des baffles. Et de fait, on n’est pas tout-à-fait dans l’univers du théâtre. D’ de Kabal est déjà l’auteur de plusieurs disques de rap (en solo et avec le groupe Kabal), il possède une très surprenante voix caverneuse, métallique qui n’a d’ailleurs pas vraiment besoin d’être retravaillée car elle demeure à peu près la même lorsqu’il abandonne son micro, une voix grâce à laquelle il impose véritablement ses textes aux spectateurs. Le micro, par contre, est absolument indispensable pour Ezra qui se charge de l’accompagnement musical : « Human beat box », il n’a d’autre instrument que sa bouche d’où il tire une variété de sons merveilleuse.
Ils ne sont que trois interprètes, chacun avec une fonction bien définie : D’ de Kabal est le conteur/rappeur/slameur, Ezra le musicien et le troisième, Didier Firmin, le danseur. Chacun dans sa spécialité est talentueux, le danseur peut-être encore plus que les deux autres. Mince, la tête couverte de locks très longs il est pourvu d’un charme androgyne et surtout d’un don incontestable pour fasciner et pour émouvoir. Il sait incarner tour à tour le valeureux Jacquot, un bébé, un arbre, la mort, … Dès le début le spectateur est saisi par le jeu étrange de ce garçon qui, tout en se contorsionnant pour se débarrasser de sa corde/chaîne, crée une sorte de musique en faisant crisser les semelles de ses tennis sur le plancher de la scène. Il excelle aussi à rendre la condition servile, non par la recherche d’une imitation réaliste, mais au contraire par une étonnante transposition des esclaves en une humanité robotisée, saccadée, déréglée, tremblante.
On ne sait comment exactement qualifier un spectacle qui ne correspond pas à la conception habituelle du théâtre et qui a pourtant parfaitement sa place sur une scène de théâtre. Ambitieux par le propos, il peut paraître modeste par la forme mais cela ne l’empêche pas d’être prenant de bout en bout. Loin de desservir le texte, l’économie de moyens est ici parfaitement adéquate au propos. Ecorce de peines touche juste et témoigne d’une authenticité, d’une vitalité qui ne sont pas si communes dans le spectacle vivant et qui donnent de la culture des cités une image qui change agréablement de celle véhiculée habituellement par les médias.
Schoelcher, le 22/04/08
Selim Lander