Salon du livre 2019 : déambulations et rencontre avec JB Desnel éditeur

— Par Dominique Daeschler —

Porte de Versailles, un salon polissé et bien rôdé, aux visages multiples, ouvert au-delà des grosses maisons d’édition et des libraires aux cultures du monde (Bratislava en vedette ainsi que le sultanat d’Oman). Focus important sur l’Europe : actualité oblige !

Dix scènes thématiques (Polar, Jeunesse Grande scène, Young adult, Agora, BD, Europe, Sciences, coulisses de l’édition) ont organisé pendant quatre jours, des conférences, des débats, des ateliers, créant une dynamique de réflexion auprès des lecteurs et des professionnels du livre, au-delà des rencontres et des signatures dans les stands.

D’un picorage sélectif autour des tables rondes lors de la journée professionnelle, à l’exemple de celle de l’Institut français au stand du Centre National du Livre, à laquelle a participé la romancière martiniquaise Suzanne Dracius, déléguée par le Parlement des Écrivaines francophones, dans le cadre des États généraux du livre en langue française, on retient quelques données et quelques questions. En 10 ans le nombre de lecteurs a considérablement diminué, 32% de personnes ne lisent pas. Sachant que le salaire médian d’un écrivain est de 800 euros par an (!), y a-t-il trop de livres, trop d’écrivains ?

Paradoxe ? Espoir ? Le secteur jeunesse tient bien la route avec un bon rapport entre texte et illustration, menant souvent les parents à lire (85% des livres sont achetés par les parents). Surtout, le livre jeunesse prend acte d’une société de l’image et d’un récit séquentiel : il y a des livres sans paroles qui se lisent silencieusement, privilégient les formes. Le secteur, à l’instar de la presse écrite (Le P’tit Libé par ex), s’ouvre aussi de plus en plus à un travail citoyen même auprès des tout-petits : aborder la démocratie à partir d’une histoire (le pays des souris) ne fait pas peur !


L’Europe des livres

Au cœur d’une crise d’identité perpétuelle, la littérature et le roman deviennent de plus en plus hybrides, dressant un inventaire du futur tout en esquissant un portrait de l’Européen. Bon signe : la poésie qui n’aime que les sentiers buissonniers est en plein renouveau.

L’importance de la traduction pour la circulation des idées avec la constitution d’une bibliothèque européenne, des rencontres de traducteurs, de festivals et de programmes spécifiques est essentielle. Doit succéder à « créative Europe » un programme donnant une visibilité plus grande aux œuvres traduites et une meilleure prise en compte des traducteurs.

Ce souci d’hybridation des œuvres, de leur résonance dans un « meilleur vivre » ensemble » est partagé par l’éditeur martiniquais JB Desnel.


Desnel et les éditions Idem : le vent en poupe !


Répondant aux besoins d’affirmer la place des auteurs et des éditeurs ultramarins dans la littérature, le Ministère de l’Outremer a cette année son espace.

Perché sur un haut tabouret, Jean Benoît Desnel, volubile, discute avec un élu martiniquais. Se décide, impromptue, une interview.

DD : C’est un incontournable le salon du livre de Paris ?

JBD : Oui. Le Ministère de l’Outremer a cette année encore son espace, mais dans un objectif différent : rendre l’espace plus sélectif et professionnel, sans doute avec l’effet pervers de mettre en marge les ouvrages à compte d’auteur, production importante dans les Outre-mer ; reste à trouver, à l’avenir, un équilibre entre professionnels du livre et auteurs autopubliés. Il n’y a pas que des auteurs publiés chez de grands éditeurs parisiens. On y trouve des primo écrivains aussi bien que des auteurs confirmés, ils ont tous leur place à différents niveaux bien sûr, la notoriété médiatique ayant fait son travail auparavant ! Pour les uns et les autres, ce que nos auteurs ont à dire compte, et fait sens. Beaucoup de mes projets se sont réalisés grâce des rencontres faites ici (cf. l’anthologie de poésie bilingue français-italien). Je mène une politique éditoriale qui ne parle pas à un espace restreint, à une communauté d’écoute. Livre Paris est très commercial avec un prix d’entrée qui est élevé, sans journée et tranche horaire d’accès gratuite, comme le font ceux de Bruxelles et Genève.

DD : Alors vous faites vôtre ce que disait Nyssen en fondant Actes Sud : voir les évènements de son temps à partir de son ancrage (Goethe : si tu veux parler à la terre entière parle de ton village).

JBD : Absolument. Ce n’est pas un enfermement mais une dynamique. C’est pour cela qu’au-delà d’une présence d’Idem au stand du Ministère des Outre-mer, il fallait aller plus loin, porter la parole de nos auteurs au plus haut, en ayant accès aux « scènes ».

DD : C’était dans le « package » ?

JBD : Ce n’est pas si simple. D’une part le Ministère de l’Outremer a décidé de sa présence en janvier, c’est tard, car la visibilité s’acquiert par une participation à la programmation aux scènes. Or à cette période (deux mois avant le salon du livre) la plupart des grandes scènes sont déjà bouclées ; cela laisse peu d’espace à nous offrir et de prendre le train en marche devient une gageure. D’autre part, les grandes scènes sont gérées à la fois par les médias parisiens, les boîtes de communication, les grandes maisons d’édition et les librairies majeures de Paris.

DD : Cependant vous y êtes.

JBD : À force de volonté de ma part ! C’est surtout que j’aurais vécu l’absence de ces grandes scènes comme une exclusion du débat du monde, participant de ce que Césaire appelle « être le jouet sombre au carnaval des autres ». Donc j’utilise tous les moyens qu’offre l’organisateur Reed Expo pour marquer notre présence, hors des moments où nous sommes dans l’actualité de manière spectaculaire, comme la grande grève de 2009 où les cyclones qui ont ravagé nos régions.

DD : Quelles retombées pour la rencontre autour du livre dirigé par le professeur Aimé Charles Nicolas : « L’esclavage : quel impact sur la psychologie des populations » ?

JBD : Ce premier ouvrage de la collection Campus dirigée par Suzanne Dracius est un succès de librairie qu’Aimé Charles-Nicolas, Pr émérite de médecine, co-auteur et coordinateur de ce collectif, n’a pas arrêté de dédicacer, après la conférence qui a fait salle comble, rencontre débat autour de ce livre, qui répondait sans doute aux questionnements de la Diaspora et autres sur le sujet. Un vrai public. Pas seulement les ultramarins mais des gens curieux de comprendre, de mettre des cultures en résonance.

DD : Dans votre politique éditoriale vous pensez aussi aux traductions pour pallier toute forme de repli, de déni.

JBD : Oui de plus en plus… mais la route sera longue et financièrement périlleuse si des aides à la traduction ne sont pas au rendez-vous. Si je m’arrête aux deux projets en cours autour de l’activiste martyr Walter Rodney avec deux ouvrages en traduction chez Idem, How Europe Underdeveloped Africa et la reprise de ses cours à l’université de Dar-Es-Salaam sur la révolution russe de 1917, même s’il existe, au sein d’une élite intellectuelle de gauche aux Antilles, une envie de voir de plus en plus de textes d’auteurs de notre région de la Caraïbe traduits, il n’en demeure pas moins que sur ce plan, il faut créer un véritable marché avec débouchés autres que nos propres libraires ultramarins et créer des passerelles. Depuis plus de quatre ans existe en Guadeloupe le Congrès des écrivains de la Caraïbe, que je considère comme un point d’appui non négligeable sur ce segment de la traduction. Malheureusement on touche là à un maillon faible de la chaîne du livre dans nos régions, la non – existence de magazines spécialisés autour du livre capables d’analyses critiques, pour rendre visibles à partir de chez nous, des livres (romans, essais, théâtre etc.) sur des paradigmes spécifiques à nos territoires. Là encore l’hégémonie des littératures du nord fait que le paradoxe suivant pourrait anéantir ces projets s’ils ne sont pas menés intelligemment : l’écueil est de voir un ouvrage publié en France par des éditeurs hexagonaux avoir plus de succès en librairie, alors que pour un même sujet traité, même s’il est intellectuellement supérieur, l’ouvrage publié et traduit par un éditeur antillais, – qui en plus pourrait être plus en phase avec l’attente de notre lectorat – pourrait ici ne pas trouver un nombre de lecteurs suffisant, parce que la médiatisation du premier dans des médias parisiens aurait supplanté l’autre. Sans nommer la maison d’édition parisienne qui travaille sur ce segment et produit ce genre de livres à l’exemple des ouvrages de Paul Gilroy, on peut compter sur les doigts d’une main ces lecteurs dans nos eaux tropicales. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de buzz médiatique sur les grandes chaînes de télé, mais uniquement des articles confidentiels, du reste bien faits, sur ce genre de bouquins, mais uniquement lus par les plus curieux !

DD : Zweig et « Le Monde d’hier », son testament littéraire, s’imposent-ils à vous ?

JBD : Oui ! Je vous remercie de me poser cette question, sans doute parce que vous avez vu à mon stand parmi mes affaires personnelles son livre paru chez folio, Le monde d’hier ! Comment être vivant et le rester dans l’ensemble de ces mutations du monde, ici et ailleurs ? Et rester insensible pour moi ce n’est pas possible ! Indignez-vous pourrais-je dire pour reprendre le titre de l’essai de Stéphane Hessel publié en 2010. Zweig et Pétropolis – mais aussi Anna Seghers, qui a vécu en Martinique – sont pour moi éditeur de littérature du Sud, un moyen de trouver une légitimité dans le débat et ma production éditoriale afin d’apporter notre part de réflexion à travers nos intellectuels (car les ouvrages seront collectifs), nés et venant du nouveau Monde, sur la montée du nazisme et autres « ismes » en Europe. Je ne suis pas Maspero, l’éditeur libraire des années 60 à Paris, le premier à avoir publié le livre de Frantz Fanon Peaux noires, masques blancs, mais je m’inspire sérieusement de lui dans le contenu éditorial de nos ouvrages. La schizophrénie actuelle du monde, qui fait resurgir les pensées les plus nauséabondes, incite à paraphraser Suzanne Dracius et Aimé Césaire, avec pour la première, la citation suivante, « le racisme est soluble dans l’encre noire », et, pour le second, Les armes miraculeuses, et « une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente, une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte, une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. » « La civilisation européenne… la civilisation occidentale… le problème du prolétariat » [les gilets jaunes] et « le problème colonial » [réparation et esclavage], donc pour moi, publier des ouvrages sur ce sujet c’est «la déférer à la barre de la raison et à la barre de la conscience, cette Europe-là ! Le grave est que « l’Europe » est moralement, spirituellement indéfendable.»