— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
Dans le contexte où la population haïtienne manifeste massivement, depuis plusieurs semaines, contre la cherté de la vie, contre la corruption et l’impunité et pour un État de droit, est-il justifié de faire un plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti ? La résolution des problèmes de vie et de survie en Haïti laisse-t-elle place à une réflexion sur les langues officielles ? D’évidence, la réponse à ces taraudantes questions est oui puisque c’est dans la dynamique même de l’édification d’un État de droit que doit prendre place une réflexion linguistique rassembleuse et sur le long terme. Les manifestations contre la cherté de la vie, contre la corruption et pour un État de droit n’oblitèrent pas les brûlantes questions relatives à la santé, à l’éducation, aux droits humains fondamentaux et également au recouvrement de la dignité citoyenne : c’est dans la langue et par la langue qu’elles se conçoivent et s’expriment. Dans l’édification d’un État de droit, les droits linguistiques sont un droit premier qui mérite d’être posé en amont. Ce qu’il faut rigoureusement prendre en compte c’est le fait que depuis la réforme Bernard de 1979, l’État haïtien n’a pas su se doter d’un énoncé de politique linguistique nationale devant donner lieu à la promulgation de la première loi sur les langues officielles d’Haïti.
De nombreux États et territoires à travers le monde se sont dotés de législations linguistiques ciblant une ou plusieurs langues. C’est le cas de l’Afrique du Sud, du Canada, du Québec, de la Catalogne, d’Israël, etc. Pareil interventionnisme de l’État ou d’un territoire est à la fois de nature politique et juridique, comme on le verra plus loin. Le site animé à l’Université Laval par Jacques Leclerc, « L’aménagement linguistique dans le monde », comprend un chapitre fort instructif portant sur « L’universalité de l’interventionnisme linguistique ». Il y a lieu ici de le citer longuement en raison de sa pertinence :
« Le mot interventionnisme décrit généralement une doctrine préconisant l’intervention de l’État dans les domaines économique ou politique. On parle aussi de dirigisme. Ces termes peuvent s’appliquer en matière de langues. Dès lors, l’interventionnisme de l’État en matière de langue suppose un effort délibéré de modifier l’évolution naturelle d’une langue ou l’interaction normale entre les langues. L’État se permettra alors d’agir sur les phénomènes de puissance et d’attraction des langues les unes par rapport aux autres. On peut ainsi hâter l’évolution normale d’une langue, la freiner ou changer son cours, comme on peut tenter de réduire la concurrence entre les langues ou l’accentuer, sinon l’éliminer.
L’intervention linguistique est le plus souvent désignée en français par les expressions planification linguistique, aménagement linguistique et dirigisme linguistique. En anglais, on parlera de Language Planning ou, de façon plus imagée, de Language Policy (concept associé au dirigisme), parfois de Spread Language (concept plus lié à la diffusion des langues). Peu importe les termes employés, ils renvoient toujours, de la part d’un État ou d’un gouvernement, à un processus de décision sur la langue. Étant donné que l’action entreprise est décidée et planifiée par le pouvoir politique, on parlera aussi de politique linguistique. De façon générale, l’aménagement linguistique consiste à solutionner les conflits résultant du contact des langues en s’appuyant sur la Constitution, des lois, des règlements ou des pratiques administratives.
– Interventionnisme linguistique : action de l’État ou d’une entreprise à la suite d’une analyse répondant à des besoins de changement dans le domaine de la langue.
– Politique linguistique : intervention affirmée de la part d’un gouvernement, d’une administration ou d’une entreprise visant à modifier l’orientation des forces sociales, le plus souvent en faveur de l’une ou de l’autre langue ou de certaines langues choisies parmi les langues en usage.
– Aménagement linguistique : processus découlant d’une politique linguistique consistant à favoriser la mise en place d’outils servant à répondre aux différents besoins linguistiques d’une population, en plus de contribuer à la valorisation de cette ressource qu’est la langue.
– Planification linguistique : processus visant à déterminer des objectifs précis et à mettre en œuvre les moyens propres à les atteindre dans les délais prévus de la part d’un gouvernement, d’une administration, voire d’une entreprise.
– Dirigisme linguistique : une politique destinée à intervenir de manière systématique et autoritaire en matière de langue, que ce soit dans le code lui-même (p. ex. le lexique) ou le rôle social de la langue. Le gouvernement exerce ainsi un pouvoir d’orientation ou de décision sur une ou plusieurs langues en particulier.
– Protectionnisme linguistique : une politique linguistique visant à protéger ou à défendre les intérêts des locuteurs d’une langue en particulier, de façon à assurer la pratique de cette langue dans certains domaines sociaux, scolaires, judiciaires, économiques, etc.
– Non-intervention linguistique : une politique du laisser-faire destinée à laisser évoluer naturellement les rapports de forces en fonction d’une idéologie du libre-choix, de tolérance ou d’acceptation des différences, ce qui favorise forcément la langue majoritaire. »
L’universalité de l’interventionnisme linguistique s’applique à Haïti en raison de la configuration de la situation linguistique du pays et de l’impératif du droit à la langue maternelle créole (voir, là-dessus, notre texte Le droit à la langue maternelle créole dans la Francocréolophonie haïtienne, 16 février 2019). Ce qu’il importe de rappeler, c’est que l’État haïtien n’a toujours pas fait sienne la question linguistique au pays : tel que mentionné plus haut, et depuis la ratification de la Constitution de 1987, l’État haïtien n’a pas su se doter d’un énoncé de politique linguistique nationale devant donner lieu à la promulgation de la première loi sur les deux langues officielles d’Haïti. Au plan politique et législatif, l’État haïtien se contente d’une posture de non intervention linguistique. Pareil déficit de leadership linguistique de l’État s’explique en grande partie par l’absence de vision chez les décideurs politiques et par la relative incompréhension de la légitimité de l’universalité de l’interventionnisme dans le champ linguistique, en particulier dans le vaste domaine de l’éducation (voir nos articles « La circulaire de janvier 2019 du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti annonce-t-elle une mesure d’aménagement linguistique ?), Le National, 1er février 2019 ; > « Le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien (2e partie)> »>, Le National, 30 décembre 2018).
Il appartient à la société civile organisée –et en particulier aux institutions des droits humains–, de porter le projet du plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti. Les institutions des droits humains en Haïti ont un rôle de premier plan à jouer dans le domaine linguistique car les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux au pays. Pareille vision, rassembleuse, mérite d’être approfondie et mise en œuvre dans la concertation entre les institutions des droits humains, le pouvoir exécutif et le Parlement. Le plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti devra consigner en amont les grandes lignes de l’énoncé de politique linguistique nationale ainsi que l’architecture de la loi elle-même dont devra être saisi le Parlement.
Au chapitre VII de notre livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), nous avons esquissé, en créole et en français, une proposition de projet de loi sur les langues officielles d’Haïti. En voici des extraits à l’appui du présent plaidoyer :
Des droits linguistiques reconnus à tous les Haïtiens
Proposition 5.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens proclament que les Haïtiens ont tous les mêmes droits linguistiques dans tous les domaines de la vie économique, sociale, éducative, politique et culturelle tels que consignés dans la Constitution de 1987.
Proposition 5.1.
Tous les Haïtiens ont le droit d’être éduqués en créole depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur et technique.
Proposition 5.2.
Aux côtés du créole et à égalité de statut avec le créole, tous les Haïtiens ont le droit d’être éduqués en français depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur et technique.
Proposition 5.3. Tous les Haïtiens ont droit à toutes les prestations et à tous les services de l’État dans les deux langues officielles de la République.
Proposition 5.4. Tous les Haïtiens ont le droit de disposer de tous les documents officiels de l’État dans les deux langues officielles de la République.
Des obligations de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique et de didactique des deux langues officielles
Proposition 6.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens reconnaissent et proclament que tous les Haïtiens ont, au regard du créole et du français, les mêmes droits constitutionnels dans tous les domaines de la vie nationale, notamment en ce qui a trait à l’éducation, à la communication entre l’État et les citoyens et à l’administration de la justice.
Proposition 6.1.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à rédiger et à publier tous leurs documents administratifs dans les deux langues officielles de la République.
Proposition 6.2.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à valoriser l’usage des deux langues officielles dans tous les domaines de la vie nationale, notamment en ce qui a trait à l’éducation, à la communication entre l’État et les citoyens et à l’administration de la justice.
Proposition 6.3.
Le Parlement et le gouvernement haïtiens s’engagent à valoriser de manière préférentielle l’usage du créole dans la communication grand public entre l’État et les citoyens. En contexte formel, ils favoriseront à égalité statutaire l’usage des deux langues officielles.
Proposition 6.4.
L’État a l’obligation de produire tous ses documents administratifs et tous ses documents officiels en créole et en français.
Proposition 6.5.
L’État doit fournir à tout citoyen, dans les deux langues officielles, tout document qu’il réclame ou dont il a besoin dans l’exercice de ses droits citoyens (passeport, carte d’identité nationale, actes notariés divers, etc.).
Proposition 6.6.
L’État garantit à tout citoyen adulte le droit d’être alphabétisé dans sa langue maternelle et usuelle, le créole.
Proposition 6.7.
L’État garantit à tout citoyen le droit d’être éduqué dans sa langue maternelle et usuelle, le créole, de la maternelle à l’enseignement supérieur et technique.
Proposition 6.8.
L’État garantit également à tout citoyen le droit d’être éduqué en français de la maternelle à l’enseignement supérieur et technique.
Proposition 6.9.
L’État garantit et prend toute mesure nécessaire (décret, règlement, loi d’application) pour l’établissement et le contrôle d’application d’un programme d’éducation bilingue créole français dans l’ensemble du système éducatif public et privé.
Proposition 6.10.
En concertation avec la société civile et le ministère de l’Éducation, l’État garantit et prend toute mesure nécessaire (décret, règlement, loi d’application) en vue de la production de divers matériels didactiques bilingues créole français, ouvrant ainsi la voie au développement d’un véritable marché de la traduction en Haïti.
Le plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti est une nécessité historique : faut-il le rappeler, l’État haïtien, depuis la ratification de la Constitution de 1987, n’a pas su se doter d’un énoncé de politique linguistique nationale fondant l’adoption d’une loi contraignante d’aménagement de nos deux langues officielles. De 1987 à aujourd’hui, il n’a pas mis sur pied une institution nationale d’aménagement simultané du créole et du français dans le droit fil de l’article 5 de la Constitution de 1987 > (voir, là-dessus, notre « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti> », 20 avril 2017). L’élaboration de la première loi sur les langues officielles d’Haïti est un défi politique et linguistique que notre pays est appelé à relever.
Montréal, le 14 mars 2019