— Par Laurent Dubreuil —
Nous étions bien abusés. Je ne suis détrompé que d’hier. Jusque-là, nous pensions que la politique avait pour objet le bien commun, la liberté individuelle ou collective, l’exercice du pouvoir, la conservation de la société, les formes de la citoyenneté, l’encadrement de l’exploitation, la protection contre la barbarie, voire la nation, l’ordre, le profit, le salut d’un peuple, les institutions, ou la révolution. Nous en débattions depuis quelques millénaires, souvent avec emportement. Des rébellions, des révoltes, des guerres étaient provoquées par ces puissants désaccords. Or il apparaît que nous faisions erreur. L’affaire ultime de la politique serait l’identité, qui, s’inscrivant en nos vies, régirait nos discours, nos fantaisies, nos lois et nos gouvernements. Il y a des identités, elles agissent à travers nous. Les oublier, les nier, les relativiser ou les reléguer signalerait la typique vilenie de cette identité-ci (sans doute majoritaire), qui cherche à faire taire les subalternes.
Lire : Laurent Dubreuil « La dictature des identités » Collection Le Débat, Gallimard
La politique d’identité se dit le parachèvement vrai de toutes les politiques : elle excave le principe de l’existence en commun, elle ordonne les diverses strates du public et du privé. À couvert, nous confie-t-on, elle agençait déjà tout. Le patriarcat, la misogynie, la phallocratie sont, par exemple, les manifestations d’une lutte de l’identité masculine contre les identités féminines et non normatives. L’esclavage en Occident, le commerce triangulaire et la colonisation de l’Amérique réalisent le combat de l’identité blanche contre les identités des personnes de couleur. Le genre des pronoms personnels dans les langues indo-européennes, la prostitution des travestis, la répartition dans les toilettes publiques cherchent l’anéantissement des identités transgenres par l’identité « cisgenre » (c’est-à-dire conforme à l’assignation sociale du sexe à la naissance). La liste est longue. La politique d’identité prend acte de la structure cachée de la société. Elle va s’appliquer à la corriger instamment, non pas en minimisant son intrinsèque nocivité, ni en affaiblissant les lignes de séparation interne — mais en propageant une revendication identitaire, se multipliant sans cesse. Bas les masques ! Chaque identité va s’avancer sur le podium, dénoncer le tort subi, réclamer une réparation, obtenir une prébende.
La transformation de l’identité en paradigme politique — soudain légitimement accessible d’un bord à l’autre des forces partisanes —, sa configuration par la souffrance, la prétention à englober et à limiter l’intégralité de l’existence en fonction d’un état de fait, l’inlassable promotion du même et du comme-nous, le ton outragé de chaque discours de revendication, la tendance au soliloque et à la censure, l’extraordinaire vitesse de diffusion électronique de ces conceptions, cette absence d’horizon autre que (au choix) la restauration des supériorités anciennes, l’inversion des hiérarchies ou la scissiparité des différents identiques — tous ces traits ensemble dessinent la configuration particulière que j’entends analyser. D’une part, la politique d’identité ne fait certes rien de plus que caricaturer le pire de la politicaillerie. De l’autre, son succès présent risque simplement de prohiber, voire d’annuler, les formes alternatives de vie commune ou partagée.
Envisagée par son ridicule, la phraséologie identitaire permettrait de composer des recueils d’anecdotes drolatiques. Les meilleures nous sont fournies par le campus américain, qui, depuis treize ans, est aussi mon locus amoenus. En 2015, une campagne médiatique est menée à Oberlin College, dans l’Ohio, contre ladite appropriation culturelle des traditions asiatiques par le service de restauration local. Un article explique comment une étudiante « de première année, originaire du Viêtnam, […] sautait d’excitation en voyant la mention de nourriture vietnamienne sur le menu » 1 du réfectoire. Las ! Ses « hautes espérances » sont amèrement déçues : le bánh mì qu’elle commande n’est pas « une baguette croustillante avec du porc grillé, du pâté, des légumes au vinaigre et des herbes fraîches » mais une ciabatta agrémentée d’effilochée de porc (pulled pork) et de salade de chou (coleslaw). Nous n’aurons pas ensuite un débat sur la malbouffe dans les restaurants universitaires, les tromperies de l’industrie agroalimentaire et la gaucherie culinaire aux États-Unis. Non, le faux bánh mì est l’occasion d’une discussion sur le vol et l’oppression des identités asiatiques (ici vietnamienne, chinoise, japonaise). La directrice de la restauration insiste sur les valeurs de « diversité » et assure qu’elle veut que « les étudiants ne se sentent pas mal à l’aise ». L’article insiste sur une manipulation dont l’aspect « inauthentique » est un « manque de respect » : « Si des gens, qui ne sont pas de telle ascendance [heritage], s’emparent d’un plat, le modifient et le servent comme “authentique”, c’est appropriatif [sic] ». On pourrait rappeler que le nom vietnamien de bánhmì dérive du français pain de mie, que la baguette utilisée dans ce sandwich est en général mêlée de farine de riz, que le pâté ne figurait guère dans le répertoire gastronomique vietnamien avant l’occupation coloniale, et que, comme la plupart des « nourritures traditionnelles », ce plat résulte d’une composition et adaptation de « cultures » hétérogènes. Peu importe, le plan est clair et sera amplifié dans les « grandes conversations à Oberlin […] sur l’appropriation culturelle » 2 qui s’ensuivront : les identités « culturelles » s’héritent, elles détiennent la propriété sur leurs expressions particulières, elles s’incarnent dans des individus qui sont les garants de l’authenticité et du respect. Le risible n’est-il pas déjà suffisamment inquiétant ?
Voici une autre histoire, rapportée par le président de Northwestern, qui est l’une des deux grandes universités privées de la région de Chicago. Deux étudiants blancs demandent à un groupe d’étudiants noirs s’ils peuvent s’attabler avec eux, alors que d’autres places sont libres à la cafétéria. L’un des jeunes Afro-Américains demande pourquoi. La réponse est alors : ce pourrait être l’occasion d’une expérience d’« enseignement [learning], hors de notre “zone de confort” » et telle que « l’encourage l’université » 3. « Les étudiants noirs disent non poliment » et les Blancs s’asseyent ailleurs. Pour le président de Northwestern, « les étudiants blancs, quoique bien intentionnés, n’avaient pas le droit de décider unilatéralement quand l’enseignement hors des zones de confort aurait lieu »4. Après tout, « nous méritons tous d’avoir des lieux sûrs [ou “espaces sécurisés”, |comme je traduirai safe spaces] », et heureusement qu’existent des internats séparés, où, par exemple, une étudiante juive n’a pas « à s’inquiéter du risque d’être interrogée par des non-Juifs sur la politique israélienne ». La situation à la cafétéria pourrait se décrire en des termes qui ne soient pas allégoriques d’une guerre des races : plusieurs amis ont envie de manger ensemble, sans avoir à discuter avec des inconnus. Mais, dans ce récit, les deux jeunes Blancs voient leurs condisciples comme les porteurs d’une identité ethnique. D’où il découle que des espaces protégés doivent être établis et mis à la disposition d’individus associés par une appartenance putative à un genre, une « race », une « culture », etc.
En 2017, pour la première fois, je crois, la solennelle cérémonie de fin d’études, qui est d’ordinaire le seul grand événement unitaire des collèges américains, a été précédée, sur plusieurs campus, d’une autre séance officielle de remise des diplômes, destinée aux seuls membres de certaines minorités : pour les Noirs à Harvard, pour les personnes de couleur à Emory, pour les « lavandes » (lesbiennes, gays, transgenres, etc.) au Delaware, pour les « premières générations » (dont les parents n’ont pas poursuivi leur éducation dans le supérieur) à Columbia 5. La célébration de la « diversité » des identités s’inscrit dans la logique du ghetto nouveau, entendu comme forteresse, et où la race n’est qu’un modèle parmi d’autres pour justifier un système de division. Comme le dit une fois l’un de mes collègues en réunion : « Nous avons beaucoup de diversité dans le département, mais nous n’en avons pas encore une de chaque [one of each] ».
Vu le renforcement des zones du même, le mélange des populations devient l’occasion rituelle d’affrontements, eux aussi divers. À l’université, Halloween est désormais une fête à haut risque, et l’on instruira les étudiants au préalable par des affiches juxtaposant deux portraits d’une même personne, d’un côté dans son identité authentique (avec un visage affligé), de l’autre dans son déguisement péjoratif : la musulmane en hijab vs la danseuse des sept voiles, le petit Blanc en chemise noire vs le redneck à banjo. « CE N’EST PAS QUI JE SUIS, ET CE N’EST PAS BIEN [not okay ] » 6, affirme l’un des slogans, car qui je suis est un stéréotype — positif mais triste. En 2015, après ces années de campagnes nationales et internationales pour un Halloween « libre de tout stigmate » (stigma-free), un couple d’enseignants qui vit en résidence à Silliman — l’un des internats de Yale — et y organise les activités des étudiants fait la recommandation suivante : si vous voyez quelqu’un porter un costume qui vous déplaît, dites-lui que vous désapprouvez son attitude ou ignorez-le 7 (au lieu, je le précise, d’appeler la police, de chercher à interrompre la soirée, d’éclater en sanglots). Ce conseil crée vite un tumulte retentissant, et les professeurs finiront par démissionner de leur responsabilité administrative une fois l’année universitaire écoulée. Une de leurs fautes était de n’avoir pas compris qu’un costume raciste nie l’identité vraie, et pour ainsi dire non seulement tue la personne qui « porte le stigmate pour la vie » 7, mais détruit celles et ceux qui sont comme elle. Le dédain, la réprimande suffisent-ils à l’encontre d’un génocide ?
Dans « Blessée dans ma propre maison [hurt at home] », l’une des étudiantes de Yale résume le traumatisme qu’elle a souffert par la phrase : « J’ai le sentiment que ma maison a été menacée » 8. L’enseignante chargée de l’internat « a marginalisé de nombreux étudiant.e.s de couleur jusque dans ce qui était censé être leur maison » 9 Son mari, encore plus monstrueux, a manqué à sa tâche, à savoir : faire en sorte que Silliman soit « un lieu sûr » (safe space). Pis, lors d’une réunion de conciliation, il a cherché à débattre, malgré les pleurs de certains participants. Mais, s’écrie l’étudiante, « je ne veux pas débattre ; je veux parler de ma souffrance ». « Mon papa, poursuit l’article, sait qu’aux premières larmes, il doit se taire ». Derrière le comique involontaire de la petite princesse qui veut qu’on l’écoute s’énonce un projet fort précis : l’identité personnelle est le dépôt de l’identité collective, dont l’intégrité est sacrée ; sa vulnérabilité est immédiate et immense, elle requiert des protections formelles et une sécurité constante ; l’énoncé de sa souffrance doit mettre fin à tout débat et, séance tenante, faire taire qui ne partage point sa conformation.
La politique d’identité n’est pas seulement ridicule, diffuse, infantile ; elle est à la fois programme et réorganisation. Elle n’est aucunement restreinte aux universités, qui….
1. Clover Linh Tran, « CDS Appropriates Asian Dishes, Students Say », The Oberlin Review, 6 novembre 2015. Tout au long de cet ouvrage, je traduis les textes de langue étrangère.
2. Je cite une ancienne élève d’Oberlin, Lena Dunham, dans un entretien intitulé « Lena Dunham Loves Burgers », Food and Wine, 11 juillet 2016.
3. Morton Shapiro, « I’m Northwestern’s President. Here’s Why Safe Spaces for Students Are Important », The Washington Post, 15 janvier 2016.
4. Demander la permission n’est, bien sûr, pas la même chose que « décider unilatéralement ».
5. Anemona Hartocollis, « Colleges Celebrate Diversity With Separate Commencements », The New York Times, 2 juin 2017.
6. Slogan pour 2011 de la campagne d’affiches « We’re a Culture, Not a Costume », organisée par l’université de l’Ohio.
7. « Dressing Yourselves », message électronique d’Erika Christakis envoyé le 30 octobre 2015 à tous les membres de Silliman House, https://www.thefire.org.
8. Le slogan pour 2012 de la campagne d’affiches à l’université de l’Ohio énonçait : « Tu portes le costume pour une nuit, je porte le stigmate pour la vie ».
9. Jencey Paz, « Hurt at Home », The Yale Herald, 6 novembre 2015.
10. Ibid. Quand je traduis dans ce livre des termes et des textes identitaristes, je reprends la graphie française dite de l’« écriture inclusive » qui est aujourd’hui la plus courante dans ce contexte.