Quand les femmes font leur cinéma en Guadeloupe
—Par Scarlett Jesus —
Décembre vient de faire la démonstration, avec le Prix Nobel alternatif attribué à Maryse Condé, qu’en Guadeloupe la femme peut désormais investir le champ littéraire et y occuper une place de premier rang.
Dans le domaine cinématographique, les femmes sont tout aussi combattantes en Guadeloupe, et plus particulièrement dans celui de l’organisation de festivals de cinéma. En témoigne le FEMI, créé en 1996 à l’initiative d’une association « Images et cultures du monde » par deux femmes, et dont on a pu voir la 24éme édition en 2018. En témoigne aussi le « Terra Festival », festival de films documentaires sur l’environnement et le développement durable, qu’une équipe féminine porte courageusement à bout de bras et qui fêtera prochainement sa 15ème édition. Deux autres festivals ont, ont vu plus récemment le jour, une fois de plus à l’initiative de femmes. Ce fut, en octobre dernier avec « Mondes en vues », la 3ème édition du Festival des Droits de l’Homme (FIFDH) consacré à des documentaires. Enfin, en ce mois de mars symboliquement consacré à la femme, vient de se dérouler sur 5 jours, du 13 au 17 mars, le festival « Nouveaux regard », lui aussi à sa 3ème édition. Aux deux cofondatrices de l’association « Cinéma d’ici et d’ailleurs », Priscilla Delannay et Pascale Grenié, s’est ajouté une troisième femme, Nina Vilus, formant ainsi un triumvirat pour lequel il reste à inventer un terme féminin.
« Nouveaux regards, festival d’un autre cinéma en Caraïbe ».
« Nouveau », « autre », ces termes interpellent le public qui ne peut manquer de s’interroger : « qu’a donc de différent ce festival par rapport à ce que l’on connaissait ? »
S’agira-t-il de présenter des films ne faisant pas partie de la programmation habituelle des salles de cinéma de Guadeloupe ? Et cela pour plusieurs raisons. Soit parce qu’ils innovent et relèvent d’un cinéma indépendant, sortant alors du circuit commercial habituel de production et de distribution. Ou bien encore parce qu’ils font pas partie du circuit « art et essai » alors que n’existe aucune salle de ce type en Guadeloupe. Il faut donc se réjouir de ce qu’un « multiplex » comme le Cinestar des Abymes, ouvert depuis juin 2017, mette durant 5 jours une de ses salles à la disposition des festivaliers. Et notons, au passage, que cette initiative est due, là encore, à une femme, directrice de cet établissement.
Le public guadeloupéen se voit donc convié à changer des habitudes qui le conduisaient immanquablement vers des blockbusters que tout un chacun se devait d’aller voir, influencé en cela par des campagnes de promotion massives. Mais il est prévenu : les films qui lui seront proposés sont très peu ou pas du tout connus. Vierges ou presque de toute critique, il lui revient d’exercer son propre jugement. Une liberté qui s’accompagne de risques.
Une programmation éclectique.
La sélection des films retenus se veut une ouverture à toutes les formes de cinéma, sans exclusive aucune.
Géographiquement d’abord, on a pu voir des films « d’ici et d’ailleurs », issus de 20 pays différents. Des longs métrages de fiction, réalisés le plus souvent dans des pays « de la zone nord », dans lesquels l’industrie du cinéma est durablement installée : Etats-Unis, Canada, France, Belgique, Espagne. Mais aussi, à côté de ceux-ci des films (majoritairement des courts métrages et des documentaires) issus de « petits pays » comme dirait Gaël Faye. Des pays dans lesquels, quel que soit leur dimension, le cinéma est émergeant à l’échelle internationale. Des pays de la Caraïbe, avec la Guyane, Martinique, Guadeloupe et incluant aussi la Colombie et la Réunion, jusqu’aux petites Antilles (Saint-Vincent/Grenadine, Trinidad/Tobago, Curacao), en passant par Cuba, Porto-Rico, la Jamaïque, Haïti et la République Dominicaine. 32 des 52 films projetés proviennent de ces pays. Des films qui vont donner à voir des réalités et des démarches artistiques provoquant des réflexions et interrogations de la part du public.
De « Nouveaux Regards »… comme « Un Certain Regard ».
Le nom attribué à ce festival fait écho à la sélection créée à Cannes pour distinguer de nouveaux talents et des films originaux : « Un Certain Regard ». Seront donc présentés des premiers films de réalisateurs. Ce sera le cas de « El Viaje extraordinario de Celeste Garcia », du Cubain Arturo Infante, dont des CM ont déjà été primés dans différents festivals (Cuba, Clermont Ferrand, Berlin) et qui mêle allègrement fantastique, science-fiction, comédie et tragédie. Mais ce sera aussi le cas de « Girl » (hors compétition), du belge Lukas Dhont, présenté et primé à Cannes en 2018, qui pose la question du genre au travers d’un personnage de danseuse née avec un corps de garçon . Sans oublier « Sorry to brother you », du rappeur et activiste (communiste) noir américain qui réalise, avec ce premier LM de fiction, lui aussi hors compétition, une satire décapante du capitalisme.
En compétition, le second LM du jamaïcain Storm Saulter, « Sprinter » offre le portrait d’un jeune athlète noir rastafarien qui va courir et remporter le 200 m au championnat du monde junior de LA. Ce film, qui donne un message d’espoir aux Jamaïcains victimes de la pauvreté, a déjà remporté de nombreux prix au Festival Black Film de Berlin, au New Vision Arward des Bahamas et tout récemment, en février, au Festival du film panafricain de LA.
Alors que « Spinter » concourt dans la catégorie LM fiction, le LM portoricain « Ser grande », réalisé par une femme, Karen Rossi, concourt de son côté dans celle du documentaire. Il s’agit là encore de portraits, ceux de trois adolescents victimes de difficultés sociles et affectives, deux garçons et une fille. Aidés par une association, ils vont, retrouvant estime et confiance en soi, poursuivre un projet scolaire et entrer à l’université.
« Nouveaux Regards » et Femmes.
Nombreux dans la catégorie des documentaires, les LM de fiction réalisés par des femmes sont encore rares. « Les oiseaux de passage » de la Colombienne Cristina Gallego et Ciro Guerra, présenté hors compétition en avant-première nationale, nous plonge dans le cartel de la drogue en nous faisant découvrir, à travers une tragédie familiale aux allures de tragédie grecque, le système clanique et les mythes des Wayuu. La réalisatrice espagnole, et par ailleurs actrice, Iciar Bollain, nous offre, de son côté, une grande figure du monde noir avec « Yuli » un biopic sur (et avec) le danseur cubain Carlos Acosta.
Dans la catégorie « rétrospective », le festival nous propose de revoir « Soufra », un film américano-libanais de Thomas Morgan, réalisé en 2017, retraçant le parcours d’une femme entrepreneur qui se lance au Liban, avec une équipe de femmes réfugiées, dans le business des food trucks, ces camionnettes-restaurants, qui nous sont très familières en Guadeloupe.
Deux autres films, documentaires ceux-ci, présentés au MACT’e, dans le cadre de matinées « Good Morning ciné » avaient la double particularité d’être à la fois des premiers films et des films de femmes : « Habana Habibi », réalisé en 2015, retrace le parcours de la réalisatrice Tiffany « Hanan » Madera qui enseigna à La Havane la danse orientale ; et « United Skates » réalisé par les américaines Tina Brown et Dyana Winkler. Petits déjeuners au ciné ou soirée ciné-piscine à la station thermale de Ravine Chaude pour assister à la projection du documentaire cubain « A Tuba to Cuba » qui fait le lien entre le jazz de la Nouvelle Orléans et la musique cubaine, les innovations ne manquaient pas !
« Nouveaux Regards », nouveaux médias, nouveaux cinéastes.
Ouvert, le festival le prouve en s’interrogeant sur les évolutions à venir que ce soit dans le domaine du cinéma, dans celui de l’édition ou dans celui de la recherche des nouvelles énergies.
Parallèlement à un film sur smartphone de 3’ 33, « Comptant pour rien », signé du graffeur et bodypainter STEEK (à qui on doit le « regard vert » de l’affiche du festival), et à l’attribution d’un Prix « Meilleur Film Smartphone », le Martiniquais Cedric Richer a animé, à l’intention des amateurs cinéastes, une Master class sur l’Art du vidéo clip. D’autres ateliers se proposent de professionnaliser les apprentis-réalisateurs : un atelier personnalisé d’écriture scénario, réservé à 10 participants « EAVE on demand in Guadeloupe », coaché par Domenico La Porta, de Cineuropa ; une initiation à la prise de vue sous-marine ; et une Master Class, avec démonstration de 4 professionnels, concernant le métier de cascadeurs. Enfin, une expérience de cinéma interactif (VR ROOM) est proposée avec des séances, limitées à 7 personnes chacune, de 6 CM en 3D, en partenariat avec le festival « Courant 3D » d’Angoulême.
Olivier Assayas, dans une comédie savoureuse « Doubles vies », mettant en scène « au nature » des acteurs célèbres (Juliette Binoche, Guillaume Canet, Vincent Macaigne) s’interroge (et nous interroge) sur le développement de nouvelles pratiques d’écriture (mels et sms), ainsi que sur l’avenir de l’édition, confrontée à d’autres types de textes dématérialisés (livres numériques sur tablettes, ebooks en ligne gratuits).
Enfin, illustrant le regard vert de l’affiche et en partenariat avec le Terra Festival, le documentaire canadien « Let there be Light » suit les recherches de scientifiques concernant le premier réacteur à fusion nucléaire qui serait capable de subvenir aux besoins énergétiques de l’humanité.
Bilan :
Avec 52 films projetés durant 5 jours au multiplex, mais aussi au MACT’e, mais aussi à la salle Robert Loyson au Moule et des films d’animation destinés soit aux famille, soit à des élèves de collèges ou de lycées, le festival se propose de changer le regard que les Guadeloupéens portaient sur le cinéma, en valorisant des productions de la Caraïbe et en offrant des personnages de « héros » noirs.
Il est réjouissant de voir que Canal + Caraïbe s’est fortement engagé auprès du festival, en coproduisant des œuvres de la Guadeloupe, de la Martinique ou de la Guyane et en accompagnant la visibilité des films primés par des projections à venir, sur CANAL OUTREMER, durant une semaine.
De son côté, la Région peut se féliciter qu’avec une telle opération la Guadeloupe, qui s’est déjà doté du Mémorial Acte, occupera grâce au Festival « Nouveaux Regards », une position phare, au sein des festivals, que ce soit dans la Caraïbe, ou à l’échelle planétaire parmi les festivals « Black movies ». La présence, nombreuse, de jeunes lors des projections de « courts », montre aussi qu’il existe en Guadeloupe un vivier intéressé par les métiers du cinéma, ce secteur étant appelé à devenir un des pôles forts de l’économie guadeloupéenne de demain. Alors, chapeau à l’organisation de ce festival « Nouveaux Regards » ! Et vive le FFNR2020 !
Scarlett JESUS.